Nadia, journaliste, emmerdeuse et indigène…

À l’École supérieure de journalisme de Montpellier, l’exclusion d’une jeune femme recrutée au titre de la « diversité culturelle et sociale » tourne à l’affaire politique. Récit.

Denis Sieffert  • 29 mars 2007 abonné·es
Nadia, journaliste, emmerdeuse et indigène…

C’est une grande jeune femme au rire facile. Quand on l’interroge sur ses origines ­ question convenue qui suppose que certains seulement auraient une « origine » ­, elle répond : « Bourguignonne. » Oui, mais comme on dit dans l’histoire juive, « anciennement » ? Eh bien, anciennement, Nadia Mokaddem est originaire d’Algérie. Son père, ouvrier agricole, était de Ténès, ville côtière située à l’ouest d’Alger. Ses parents ont quitté la rive sud de la Méditerranée en 1956 pour s’installer à quelques lieues d’Auxerre. Si bien que Nadia, née en 1972, est une authentique… Bourguignonne. Son âge n’est pas anodin dans la sombre histoire qui suit. Car la grande jeune femme au rire facile n’est plus tout à fait une gamine. Elle a vécu déjà son lot de joies et de douleurs. Son émancipation sociale est passée par de brillantes études d’allemand qui l’ont conduite à l’enseignement. Voilà donc notre Auxerroise prof à Strasbourg. Mais, comme beaucoup de ses collègues, la lassitude la gagne. À 32 ans, elle décide de changer de métier en devenant journaliste. L’École supérieure de journalisme (ESJ) de Lille lui fait une petite place. Ou plutôt son antenne montpelliéraine, qui recrute dans le cadre de la « diversité culturelle et sociale ». Retenez bien ces mots, ils vont bientôt virer à l’aigre…

Illustration - Nadia, journaliste, emmerdeuse et indigène...

En novembre 2005, la jeune femme entame une reconversion aussi heureuse qu’audacieuse. L’enseignement proposé étant en alternance, elle signe en même temps un contrat de deux ans à France Bleue Hérault. À l’ESJ, un de ses profs se montre incrédule : « Cela ne vous fait pas peur de passer de la position de prof à celle d’élève ? » Mais Nadia ne se pose pas ce genre de questions. Tout va bien, donc. Jusqu’au mois d’avril suivant. Au retour d’une semaine d’absence consécutive au décès d’un de ses frères, quelques réflexions inamicales d’un formateur l’invitent à « mieux gérer ses émotions ». Nadia est sommée de rattraper ses cours. « Nous avions créé une session pour la mettre dans les meilleures conditions pour qu’elle puisse rattraper » , nuance Laurence Creusot, directrice de l’ESJ. Un jour, Nadia revient bredouille d’un reportage sur des SDF. Reproches. Et convocation par la directrice. Nadia, qui commence à sentir une sorte d’étau se resserrer sur elle, demande à être assistée par son ami. Ici, les versions divergent. Selon Laurence Creusot, « le jeune homme s’est montré extrêmement menaçant, à tel point que les journalistes présents m’ont proposé de rester à mes côtés » . Ce que conteste Nadia. L’incident ne reste pas sans conséquences. «~Des gens comme vous , lance la directrice à Nadia *, n’ont rien à faire à Radio France~!~»* Quelques jours plus tard, la jeune femme reçoit une lettre recommandée lui annonçant une sanction pour avoir «~demandé à une personne extérieure d’assister à une réunion d’évaluation pédagogique~» . Nadia fait observer que, dans ce premier courrier, le motif invoqué pour une sanction « n’est ni une violence ni une menace de violence »

Le 24 juillet, au cours d’une première réunion que Nadia vit comme un procès, elle s’entend qualifier de «~rebelle à la méthodologie~». Elle réplique. L’affaire se termine une semaine plus tard, en conseil de discipline. Là, on lui reproche d’être «~insolente~» et «~réfractaire à toute autorité~» . L’affaire est réglée le jour même. Verdict~: exclusion. «~Jamais nous n’en serions arrivés là s’il n’y avait eu ces menaces physiques~», commente Laurence Creusot.

Nadia n’en croit pas ses oreilles. Elle a beau chercher dans son comportement, se savoir d’un caractère trempé, voire indocile ­ mais, comme elle l’écrira dans une lettre demeurée sans réponse à Hervé Bourges, président de l’ESJ, «~est-ce un crime pour une journaliste que d’être rétive à l’autorité~?~» ­, elle ne comprend pas. Quoi qu’il en soit, elle est virée de l’école. Mais ce n’est pas tout. Son contrat à Radio France est ipso facto suspendu. Et le mot a son importance car la jeune femme n’est pas à proprement parler, licenciée. Autrement dit, depuis huit mois, elle continue de recevoir des fiches de paie de… zéro euro. Ce qui lui interdit de percevoir des indemnités de chômage. Une forme de double peine version Radio France. «~Cela, je le regrette profondément~» , nous dit Laurence Creusot. La belle aventure de la «~diversité en alternance~» se termine au RMI. Dans une impasse kafkaïenne. Des syndicalistes sont contactés. La CGT fait circuler une pétition. Mais on se perd en conjectures devant l’acharnement dont est victime Nadia Mokaddem. Et l’on se pose naturellement la question~: pourquoi~?
Depuis le 11 janvier, la jeune femme tient son explication. Devant le juge des référés de Montpellier ­ qui validera l’exclusion sans se prononcer sur le fond ­, les accusateurs de Nadia
brandissent le texte de l’appel fondateur des «~Indigènes de la République~». Son nom y figure. Et qu’importe si le document est vieux de deux ans~! Certes, la jeune femme ne s’est jamais cachée de ses engagements, mais elle affirme savoir faire la part des choses. Ses convictions, sa sensibilité d’un côté, l’exercice d’un métier qui fait obligation de réserve de l’autre. Elle jure qu’elle n’a jamais été prise en flagrant délit de propagande. Or ce n’est pas une distribution de tracts qu’on lui reproche, mais un «~comportement~», une tendance au «~regard critique~».

Et c’est ici que nous entrons dans cette zone floue de la subjectivité où un mot, un geste, un regard ­ sur les événements du monde, par exemple ­ donne lieu à interprétation. Nadia fait aujourd’hui le lien entre les reproches dont elle a souvent été la cible ( «~rebelle~» ) et une certaine crispation ambiante autour de l’islam. Elle se demande si quelques interventions «~décalées~» sur l’actualité qui, dans d’autres bouches que la sienne, auraient été interprétées comme autant de manifestations d’originalité, n’ont pas été perçues comme de l’islamisme mal dissimulé. Allez savoir. A-t-on fait le lien entre un certain regard sur l’information et ce que l’on savait, par ailleurs, des engagements de la jeune femme~? Au pire, et au plus explicite, elle s’est entendue un jour reprocher de faire «~l’apologie du communautarisme~».

Qui peut empêcher d’interpréter~? Ce qui étonne dans cette affaire, ce n’est pas tant l’hostilité que l’acharnement à infliger à cette jeune femme une sorte d’anéantissement social. N’aurait-elle été qu’une emmerdeuse, trop rigide pour entendre les jugements de profs parfois plus jeunes qu’elle, qu’on ne l’aurait pas poursuivie de cette vindicte. L’histoire de Nadia Mokaddem invite aussi à une réflexion sur les chimères de l’objectivité. Et les ruses de la subjectivité. Car, au fond, s’il est possible que la jeune femme ait laissé percer une sensibilité plutôt minoritaire par les temps qui courent, il est encore plus certain que ceux qui se sont acharnés sur elle, si l’on en croit sa version, n’ont rien fait pour brider l’expression de leurs propres opinions. Preuve que tout cela est compliqué et que les donneurs de leçon de journalisme ne sont pas au-dessus de tout soupçon.

Laurence Creusot, elle, argue de sa bonne foi. «~S’il n’y avait pas eu les menaces, tout le reste, nous l’aurions géré.~» Pour la directrice de l’ESJ, «~Nadia s’est enfermée dans une attitude de victimisation~». Elle fait valoir que les deux condisciples de la jeune femme, sélectionnées comme elle au titre de la «~diversité~», sont aujourd’hui en poste, «~l’une à France Info, l’autre à France Culture.~» «~Laisser entendre que nous serions racistes est horrible~» , dit-elle. Sans doute. Mais, aujourd’hui, Nadia, naguère retenue pour ses qualités et sa motivation, est une chômeuse privée de chômage. Peut-on en rester là~?

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