« Surveillance pénale et darwinisme social »

Magistrate, coprésidente
de la Fondation Copernic, Évelyne Sire-Marin s’insurge contre la loi
de prévention de la délinquance, qui apporte une réponse pénale à des problèmes relevant
de l’urgence sociale.

Évelyne Sire-Marin  • 29 mars 2007 abonné·es

Les émeutes des banlieues de 2005, puis les intenses mobilisations contre le CPE de 2006, ont attiré l’attention sur les profondes inégalités qui frappent en France des millions de gens, et notamment des jeunes : retrait des services publics des territoires périurbains, taux de chômage double de celui du reste de la population, logements désolants, discriminations et mépris.

À l’explosion des banlieues, on répondit par l’état d’urgence, dans un réflexe de vieille puissance coloniale rétablissant la loi du 3 avril 1955 votée pendant la guerre d’Algérie. Aujourd’hui, en pleine campagne présidentielle, le collectif AC le feu peine à faire entendre les propositions concrètes de ses cahiers de doléances sur l’emploi, le logement et la citoyenneté dans les banlieues. En revanche, Nicolas Sarkozy a poursuivi sa logique de lutte contre la jeunesse des classes populaires, identifiée comme un ennemi intérieur, en déposant au Parlement début 2006 une loi « prévention de la délinquance », votée le 5 mars 2007. C’est, depuis cinq ans, la 11e loi sécuritaire. Comme toutes les autres, elle apporte une réponse pénale à des problèmes relevant de l’urgence sociale. Loin de prévenir la délinquance […], elle instaure une surveillance pénale des familles les plus démunies, sous l’égide des maires. […]

La Loi prévention de la délinquance étend les techniques de fichage bien au-delà de l’activité policière [^2]. Elle crée le fichier des allocations familiales et un fichier scolaire, appelé « Base élèves », contenant des données nominatives sur tous les enfants scolarisés dans l’enseignement du premier degré, auquel le maire de la commune aura accès. Dès la rentrée 2007, l’origine des familles, leur date d’arrivée en France et la langue parlée à la maison seront enregistrées [^3]. Il est à craindre que ces informations, de peu d’intérêt pour la scolarité des enfants, servent dans le cadre de l’expulsion des familles étrangères sans papiers […]. Le maire coordonnera tous ces fichiers, qui seront accessibles au président du conseil général, à l’inspecteur d’académie, au chef d’établissement scolaire, au préfet, et au directeur de la caisse d’allocations familiales. Un « secret partagé » entre l’élu et les travailleurs sociaux est donc institué, permettant au maire d’accéder à des données protégées par le secret professionnel.

Des contrats « d’accompagnement parental » ou de « responsabilité parentale » seront proposés par le maire et par le « conseil des droits et devoirs des familles » aux parents dont les enfants, par leur absentéisme scolaire, « troublent l’ordre public » . Le maire pourra prononcer à leur encontre des admonestations, demander la suspension pendant un an des allocations familiales, ou saisir le procureur pour un travail d’intérêt général de trente heures.

Toutes ces sanctions relevaient jusqu’ici de la justice, qui garantissait au moins les droits de la défense et des voies de recours aux intéressés. […] C’est dire combien la séparation des pouvoirs est malmenée par la Loi prévention de la délinquance […].

Par ailleurs, cette loi exprime une conception prédictive de la délinquance, proche de celle du film Minority Report de Steven Spielberg […]. Ce sont ici les classes populaires qui sont surveillées, comme porteuses de risque délinquant. La Loi sécurité intérieure du 18 mars 2003 relevait déjà de ce même darwinisme social en punissant comme des délinquants les prostituées, les mendiants, les nomades et les jeunes des banlieues, retournant la violence pénale contre les victimes de la violence sociale. Dans la même veine, un rapport de 2004 du député UMP Jacques-Alain Benisti puis un rapport de 2005 de l’Inserm sur les troubles de conduite chez l’enfant ont assimilé les enfants de 3 ans jugés trop agités à de futurs délinquants, préconisant alors un suivi éducatif renforcé.

La forte mobilisation des professionnels de la petite enfance
[^4] a conduit l’Inserm à revenir sur ses conclusions car, comme l’affirme le président du conseil national d’éthique dans un avis du 6 février 2007, « l’histoire des sciences nous révèle la vanité de tenter de réduire à tel ou tel critère la détermination de l’avenir d’une personne » .

Aujourd’hui, cette loi veut également repérer le futur délinquant parmi les enfants dont les familles rencontrent des difficultés éducatives ou de gestion des allocations familiales, ou chez les personnes hospitalisées d’office en psychiatrie [^5]. Pourtant, cette politique de pénalisation de la misère a montré son inefficacité : les violences contre les personnes ont augmenté de 43 % depuis 2002 [^6].

Ces mauvais résultats n’ont rien d’étonnant, car il est inefficace de punir seulement l’acte individuel de délinquance si l’on ne s’attache pas à améliorer l’insertion sociale, familiale et économique. La prévention spécialisée est née de ce constat. S’il y a en France 100 policiers pour un éducateur, et seulement 2 500 éducateurs de prévention spécialisée, il faut s’interroger sur le coût de cette politique du tout-répressif, car un éducateur de rue économise à la collectivité bien des placements en centres éducatifs fermés [^7].

[^2]: Il existe déjà 33 fichiers policiers et judiciaires, d’après l’Observatoire national de la délinquance.

[^3]: Voir la rubrique « Big Brother » sur le site : .

[^4]: Faut-il avoir peur de nos enfants ? (La Découverte).

[^5]: Cette dernière disposition a été supprimée en deuxième lecture à l’Assemblée nationale.

[^6]: Selon les chiffres de l’Observatoire national de la délinquance.

[^7]: Un placement coûte presque 700 euros par jour et par mineur.

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