Traitements hormonaux : les féministes avaient raison

Jean-Paul Gaudillière* montre en quoi l’expertise d’associations
de femmes a joué un rôle important dans les débats sur l’éventuelle dangerosité des traitements de la ménopause.

Jean-Paul Gaudillière  • 8 mars 2007 abonné·es

En décembre 2006, le New York Times annonçait à ses lecteurs une nouvelle importante et passée inaperçue de ce côté-ci de l’Atlantique. Aux États-Unis, le nombre de nouveaux cas de cancer du sein serait, selon des analyses récentes des données du National Cancer Institute, en baisse : – 7 % entre août 2002 et décembre 2003, avec une répartition inégale selon les types de cancer, la baisse étant la plus forte pour les tumeurs dont la croissance est stimulée par les hormones. À quoi faut-il attribuer ce succès spectaculaire ? À l’amélioration des techniques de diagnostic précoce comme la mammographie ? À l’efficacité des campagnes de prévention ? Non. Ces résultats vont dans le même sens qu’une étude déjà publiée, réalisée en Californie, qui liait le changement d’incidence de ces cancers à la chute des prescriptions d’un type particulier de médicaments : les associations d’oestrogènes et de progestérone utilisées pour contrôler les symptômes douloureux de la ménopause et prévenir les risques d’ostéoporose. Le constat est remarquable : diminuer la consommation d’une chimiothérapie améliorerait la santé !

Bien sûr, il faut se garder de conclure trop vite. Les causes de cancer du sein sont diverses. Ces études doivent être confirmées. Le cas des traitements hormonaux substitutifs (THS) est particulier, on ne saurait le généraliser à toute la pharmacopée. Il n’empêche que son histoire éclaire d’une lumière crue les contradictions de nos pratiques de soins et les rapports qu’elles entretiennent avec le capitalisme pharmaceutique.

Utiliser des hormones sexuelles pour soulager les symptômes de la ménopause n’est pas une nouveauté. Ce type de traitement a commencé dans les années 1930, lorsque les industriels de la pharmacie ont commencé à produire oestrogènes et progestérone en quantité importante. Les gynécologues étaient alors plutôt réservés, considérant que la ménopause est un phénomène physiologique « normal ». De plus, des expériences de laboratoire, menées sur des souris, suggéraient que les oestrogènes pouvaient être responsables de la formation de tumeurs. La généralisation des prescriptions a eu lieu en deux temps. Dans les années 1960, alors que régnait le plus grand optimisme sur l’avenir des chimiothérapies (pensez aux antibiotiques !), certains médecins ont fortement encouragé la pratique du THS pour contrôler les symptômes douloureux de la ménopause, mais aussi pour permettre aux femmes de rester de « vraies » femmes.

Deuxième temps, dans les années 1980, le THS est devenu une technique de médecine préventive. Un certain nombre d’études ont alors montré que la prise d’hormones pouvait limiter l’ostéoporose liée au vieillissement et, du même coup, l’incidence des fractures. Sur cette lancée, de nouveaux bénéfices ont été trouvés comme la prévention de certains accidents cardiovasculaires. Le marché ­ des millions de femmes sans maladie mais « à risques » ­ était à l’aune de la concentration des firmes et de leur quête d’une croissance à deux chiffres. En 2002, selon les pays, 30 à 50 % des femmes entre 50 et 60 ans étaient traitées de la sorte. La convergence entre les gynécologues, leurs sociétés professionnelles, les firmes productrices, les autorités de régulation du médicament et la majorité des utilisatrices a été remarquable.

Pourquoi une alliance aussi féconde s’est-elle défaite ? Même aux plus beaux jours de sa croissance, le THS est resté une pratique contestée : par certains gynécologues mais aussi par les organisations américaines pour la santé des femmes. Issues des mobilisations féministes pour le droit à l’avortement, celles-ci ont entretenu une attitude complexe vis-à-vis du THS. D’une part, elles soutenaient la capacité des femmes à choisir et à décider pour elles-mêmes de prendre ou non des hormones. D’autre part, elles insistaient sur l’existence des risques de cancer, sur les contradictions opposant les divers essais cliniques, sur les conflits d’intérêts de l’élite gynécologique.</>

Ce mouvement pour la santé des femmes est à l’origine des études qui ont mis le feu aux poudres. À l’été 2002, le comité de suivi d’un essai organisé par les Instituts nationaux de la santé américains (NIH) et intitulé « Women Health Initiative » (WHI) annonçait que les femmes sous THS présentaient une incidence de cancer du sein supérieure à celle observée dans le groupe non traité. Pire, la WHI indiquait la même chose pour certains événements cardiovasculaires. S’est ensuivie une longue polémique sur la crédibilité de l’étude, sur la possibilité de la transposer à d’autres pays, sur la valeur d’une autre enquête menée par le National Health Service britannique, qui confirma le nombre de cas de cancers du sein attribuables à la prescription du THS.

Au-delà des éléments techniques de la controverse (une observation de population sans « contrôle » est-elle une bonne preuve ?), des réactions attendues (la défense du THS par les sociétés de spécialistes de la ménopause), de certains silences (celui des industriels), deux éléments méritent toute notre attention. Premièrement, la WHI n’aurait jamais été réalisée sans les mobilisations du mouvement pour la santé des femmes. Sensible aux pressions des organisations féministes, le Congrès de la première mandature Clinton a imposé aux NIH son organisation ainsi que le principe d’une participation des associations aux choix des thèmes d’étude. Deuxièmement, le nombre de prescriptions a chuté rapidement à partir de 2002 (parfois jusqu’à 40 %). Les utilisatrices ont fait leur choix dans l’intimité des cabinets de consultation et du domicile, sous l’influence d’une presse féminine qui a largement puisé dans les analyses du mouvement pour la santé des femmes.

La morale de cette histoire n’est pas si facile à tirer. L’industrie pharmaceutique, sa quête agressive de nouveaux marchés pour des molécules déjà connues, sa capacité à orienter les essais cliniques, son contrôle de l’information médicale ont évidemment joué. Mais le capitalisme pharmaceutique n’est pas seul en cause : intérêts professionnels et consumérisme médical ont leur part de responsabilité, de même que la façon dont est organisée l’expertise des médicaments. De ce point de vue, le plus important n’est pas que le mouvement pour la santé des femmes ait eu raison dans ses jugements sur les risques du THS, mais qu’il ait réussi à faire émerger une contre-expertise et à redonner ainsi des marges de manoeuvre et du pouvoir aux utilisatrices.

Société
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