Ces parents qui refusent la chasse à l’enfant

La mobilisation des parents d’élèves au sein du Réseau éducation sans frontières prend de l’ampleur. Face à l’augmentation des arrestations de sans-papiers, ils incarnent un nouveau mode d’engagement.

Ingrid Merckx  • 19 avril 2007 abonné·es

« Et vous, papa, maman, qu’avez-vous fait pendant la guerre ? » À cette question s’en ajoute une autre, plus contemporaine : « Et vous, papa, maman, que faites-vous quand on arrête, devant nous, devant l’école, les parents sans papiers de nos camarades de classe ? » Les parents d’élèves sont de plus en plus nombreux à s’opposer, physiquement même, aux arrestations qui se multiplient sous leurs yeux et ceux de leurs enfants, comme l’a montré l’affaire de l’école Rampal, dans le XIXe arrondissement de Paris, le 23 mars. Témoins directs, ils sont, avec la communauté scolaire, parmi les premiers à réagir.

« Les parents d’élèves s’intéressent à ce qui se passe à l’école, mais aussi devant, fait remarquer Jean-Jacques Hazan, membre du bureau national de la Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE). Ce n’est pas notre engagement qui est nouveau, ce sont les rafles ! La mobilisation s’accroît à mesure qu’elles augmentent. Avec une aggravation certaine depuis juillet 2006. » Les politiques répressives à l’égard des migrants, ces dernières années, ont fait émerger une nouvelle forme de militance. Se situant d’abord dans le cadre d’une action citoyenne, les parents d’élèves se retrouvent rapidement en situation de désobéissance civile.

« Il faut rester modeste : « On ne fait que respecter la décision préfectorale d’interdire les arrestations devant les établissements », tempère Jean-Jacques Hazan. « Mais, à notre façon, on désobéit, comme lorsqu’on occupe une école pour refuser une fermeture de classe. La participation de la FCPE à la création du Réseau éducation sans frontières (RESF) en 2004 s’est faite naturellement . La force de ce mouvement tient à la précision de son objectif : aucune chaise vide dans les classes. Militants ou pas pour la régularisation des sans-papiers, tous ses membres se retrouvent autour d’une urgence : refuser ce qui se passe. » Mouvement de résistance à une violence sociale, RESF est exemplaire à plus d’un titre : son efficacité et la manière dont il interroge ce qui fonde ­ et déclenche l’engagement.

« RESF touche un tas de gens pas forcément politisés ni concernés par la cause des sans-papiers, qui entrent soudain en lutte parce qu’un copain de leurs enfants disparaît de l’école, ou qu’ils se retrouvent à protéger des familles sans papiers, explique Luc Chatel, journaliste à Témoignage Chrétien , membre du collectif Malgré tout et observateur du mouvement. Souvent, la conversion s’opère : ils deviennent super militants. » Et passent de la solidarité à la prise de conscience politique.

Fort et fier de sa diversité, RESF se refuse à un positionnement unitaire. Même à l’aube de la présidentielle. « En même temps, ce que nous voulons est clair » , souligne Pierre Cordelier, un de ses fondateurs. Témoin : l’appel aux citoyens et aux candidats publié par RESF. « Le Réseau éducation sans frontières a pu mesurer les dégâts d’une politique inhumaine, indifférente au respect des droits de la personne et fondée sur la méfiance, voire l’hostilité vis-à-vis des étrangers […]. Nous serons attentifs aux déclarations et engagements des différents candidats, et plus encore à leurs décisions et à leurs actes. Mais nous poursuivrons nos luttes, persuadés que ni la protection des sans-papiers ni une avancée réelle du droit ne sauraient être obtenues sans une mobilisation déterminée des citoyens. » Des citoyens qui vivent très mal le délit de solidarité qui frappe les défenseurs de sans-papiers (voir ici).

Mouvement spontané, RESF ? Sa naissance remonte à 2004. Au mois d’avril, à Paris, une association de quartier prend la défense d’enfants tchétchènes scolarisés à Charles-Baudelaire, dont les parents sont menacés d’expulsion (voir Politis n° 800). Le 26 juin, à la Bourse du travail, des personnels de l’Éducation nationale, des parents d’élèves, des éducateurs, des membres des syndicats CGT, FSU et Sud Éducation ainsi que des organisations comme le Gisti, la Cimade, la Ligue des droits de l’homme et le Mrap, créent le Réseau éducation sans frontières en clamant : « Il est inconcevable d’imaginer nos élèves, les copains de nos enfants, menottés, entravés, bâillonnés et scotchés à leurs sièges d’avion pendant que leurs camarades étudieraient paisiblement Éluard (« J’écris ton nom, Liberté ») ou Du Bellay (« France, mère des arts, des armes et des lois ») ; et que, sans trembler, on effacerait des listes les noms et prénoms des bannis. » Ils rappellent qu’il est de leur devoir d’éducateurs « d’agir pour tirer ces jeunes de la situation qui pourrit leur vie » et que certains adultes « savent faire ce qu’il faut quand des jeunes sont victimes d’injustice ou plongés dans des situations intolérables » .

Trois ans plus tard, RESF a grandi au rythme des circulaires tombées du ministère de l’Intérieur, notamment celles du 31 octobre 2005 et du 13 juin 2006. « Difficile de mesurer l’ampleur du mouvement, explique Pierre Cordelier, RESF n’est pas une association avec une organisation centralisée. Mais les comités locaux poussent comme des champignons, dès qu’il se passe quelque chose dans un établissement : on est plusieurs milliers. » La pétition « Nous les prenons sous notre protection », lancée l’année dernière par le réseau, a reçu 130 295 signatures. Et celle du 5 mars 2007, initiée par un collectif de cinéastes à travers le film intitulé Laissez-les grandir ici ! [^2], en totalise plus de 54 000. « Les parrainages, notamment d’élus, ont bien aidé au développement du réseau », rappelle Pierre Cordelier. Pour lui, appuyé par des réactions spontanées, RESF s’inscrit dans le prolongement du mouvement de défense des sans-papiers. « L’idée, au printemps 2004, était d’alerter au niveau national sur la situation des jeunes majeurs qui devenaient expulsables en obtenant le bac. Quand les enfants de primaire ont commencé à être inquiétés, la cause des sans-papiers a touché au-delà des militants habituels. » L’école refusant de servir au repérage des familles recherchées.

D’où le lien fait par certains entre la chasse à l’enfant aujourd’hui dénoncée et les rafles en 1942. « Le propos n’est pas de dire « Sarkozy-nazi » , précise Luc Chatel, mais de faire un rapprochement entre le traumatisme engendré par le déplacement d’enfants sous l’Occupation et les actuelles arrestations » . Il a suivi un projet d’enquête épidémiologique qui, proposée par le psychanalyste Miguel Benasayag à RESF, sera lancée le 25 avril « pour essayer de comprendre les effets pathogènes que cette réalité sociale génère dans le reste de la population » . Au-delà des victimes directes, les politiques répressives à l’égard des migrants créent des victimes indirectes. C’est ce que Miguel Benasayag nomme « l’effet miroir » .

Parce qu’une société ne peut sortir indemne d’une telle situation, il s’agit d’anticiper « l’après-coup historique » en analysant « les effets de la complicité passive, voire du seul fait d’être témoin de telles actions violentes » . Pas question de culpabiliser les témoins mais de refuser la « pacification des consciences » . Va-t-on s’habituer aux rafles ? Que s’inflige une société en laissant faire ? Que dire aux enfants ? Que penser de l’autorité et de la responsabilité ? Ou se situe l’illicite ? Cette enquête est aussi pour RESF une occasion d’étendre encore son champ d’action. Même s’il n’a pas vocation à se pérenniser : réaction à une situation inacceptable, ce réseau est appelé à disparaître. C’est, du moins, un espoir.

[^2]: Pour en savoir plus : www.pour-politis.org

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