Conflit d’intérêts

L’unique cinéma d’art et d’essai indépendant à Dijon subit la concurrence de salles commerciales en pleine expansion. Bataille de programmations sous le regard d’une mairie qui ne veut pas se mouiller.

Jean-Claude Renard  • 19 avril 2007 abonné·es

Dijon, chef-lieu de la région Bourgogne, capitale de la Côte d’Or. Avec son agglomération, la cité de Philippe le Hardi compte près de 227 000 habitants. Une ville moyenne, en somme. Aujourd’hui sous les projecteurs. Affaires de cinéma, et plus précisément d’exploitants. Dans le paysage français des salles et de leur fréquentation, Dijon est un cas à part, forte de trente-sept salles. Avec une moyenne d’un fauteuil pour trente-sept habitants (contre un pour quarante-huit dans les villes de cette envergure). En 2006, la fréquentation a atteint le chiffre de 1,3 million d’entrées.

En termes de salles, le décor est ainsi planté : le groupe Ciné-Alpes, quatrième en France (derrière Euro-Palace, UGC et CGR), dirigé par Gérard Davoine, possède dix-sept salles, réparties entre le cinéma Devosges en centre-ville (5 salles) et le multiplexe Cap-Vert, en périphérie, à Quétigny (12 salles). Le groupe peut s’enorgueillir de 60 % des entrées dijonnaises. Derrière lui, pointe le groupe Massu, affilié au groupe Euro-Palace (Pathé-Gaumont), créé par Marcel Massu, installé depuis la dernière guerre dans la région, dirigé aujourd’hui par la fille de ce dernier, Sylvie du Parc, à la tête de 17 salles dans trois cinémas : le Darcy (6), l’Olympia (6) et l’ABC (5). Le groupe Massu glane 30 % des entrées à Dijon. Enfin, le cinéma L’Eldorado, dirigé par Alain Cramier depuis vingt-deux ans, avec seulement trois salles, parvenant tout de même à 10 % des entrées. Il est aussi le seul cinéma d’art et d’essai indépendant.

Voilà donc une ville qui flirte avec le trop-plein. Voire plus, quand on sait qu’à l’automne prochain, le groupe Massu sera doté d’un multiplexe supplémentaire en centre-ville, non loin de la gare (conjuguant le cinéma La Taverne, fermé, avec l’Olympia). Soit quatre salles de plus dans l’escarcelle du groupe, avec l’aval de la mairie, dirigée par le socialiste François Rebsamen, également codirecteur de campagne de Ségolène Royal.

Le rapport de force paraît déséquilibré. L’Eldorado n’a qu’à bien se tenir. Et, pour plier sans rompre, le cinéma s’appuie sur la qualité et la diversité. En avril, se côtoient la Porte d’argent , J’attends quelqu’un , Scandaleusement célèbre , Dans les cordes , les Enragés ou encore Volem rien foutre al païs, de Pierre Carles, en présence du réalisateur. Choix éclairé éclectique (quand les autres écrans proposent le Prix à payer , Hellphone , Taxi 4 ou la Môme ).

L’Eldorado multiplie les opérations, décline une politique culturelle : stages d’analyse filmique (Chaplin, Tati, Ozu) ; festivals de courts métrages ; participations aux Assises du cinéma en milieu rural ; organisation de séances spéciales pour les scolaires ; journées de découverte sur les métiers du cinéma ; valorisation des productions de la classe audiovisuelle du lycée Le Castel ; accueil des élèves de quatrième et de troisième dans le cadre des stages de découverte du milieu professionnel ; ateliers vidéo et animations autour de l’oeuvre de grands réalisateurs… Ces initiatives répondent aux idées d’Alain Cramier, qui se dit « attaché au versant culturel du cinéma et non pas commercial » . « Nous sommes en permanence sur la brèche , précise-t-il, mais correctement installés dans une niche » .

La municipalité et la Région couvrent 80 % du coût de ces « prestations de service » , selon l’expression d’Alain Cramier. En outre, le Centre national de la cinématographie verse une subvention de 40 000 euros. Pour autant, la mise en place d’un nouveau multiplexe est vécue par le directeur de L’Eldorado « comme une atteinte au pluralisme, et sonne la fin de [son] cinéma indépendant à moyen terme » . Quand bien même le groupe Massu s’est engagé à ne pas jouer dans la cour « art et essai » et son lot de versions originales. À six mois de l’ouverture du multiplexe, le discours ne mange pas de pain.

Le bât blesse précisément ici, sur l’art et essai, et surtout entre le Devosges et L’Eldorado, tous deux en centre-ville. Depuis quelques années, le groupe de Gérard Davoine a déployé ses ailes au-dessus de cette ample (et vague) étiquette « art et essai », qui mêle volontiers Panfilov, Tullio Giordana et Ozon ou Klapisch. Les films réalisés par ces deux derniers étant source de fréquentation, porteurs dit-on. Au même titre qu’un long-métrage de Ken Loach (Le vent se lève) en version originale ou la Vie des autres et la Reine soleil , proposés dans les deux cinémas. Mais, pour L’Eldorado, ces films porteurs représentent 45 à 55 % de son chiffre d’affaires (une vingtaine de films sur 220 dans l’année). C’est donc bien son terrain que vient taquiner le Devosges. La niche art et essai, qui représente 8 à 12 % du marché local, longtemps délaissée par les grands exploitants, est maintenant sollicitée parce qu’elle n’est évidemment pas négligeable. « C’est là une manière de diluer notre image » , tranche Alain Cramier.

Gérard Davoine s’en défend, soulignant au passage qu’avec trois salles (et 402 places), L’Eldorado dépasse de 40 % le nombre d’entrées [^2] du Devosges (cinq salles et 727 places). « L’Eldorado a déjà la mainmise sur tous les dispositifs scolaires , il veut aussi le monopole sur la culture. Pourquoi devrais-je me priver de politique culturelle ? Il y a de la place pour deux, et l’on pourrait passer deux fois plus de films d’art et d’essai. D’autant que L’Eldorado ne peut à lui seul programmer tous les films. » Cette bataille de programmation a pour corollaire l’accès aux films, c’est-à-dire la circulation des copies, gérée par les distributeurs ­ qui, profit oblige, se tournent plus facilement vers les gros exploitants. Il n’est pas rare de voir ces derniers exercer une pression sur les distributeurs. S’ils n’obtiennent pas tel film, ils le refusent pour une autre salle dans une autre ville. En 2006, un médiateur, nommé par l’autorité administrative indépendante en charge des conflits, a été interpellé huit fois à Dijon (deuxième ville après Paris en termes de conflits). Pour L’Eldorado, il s’agit à chaque fois de problèmes d’accès aux films. Au reste, le médiateur a conclu l’an passé qu’un multiplexe de plus à Dijon créerait « une source de suréquipement caractérisé » .

On peut donc s’étonner de l’autorisation municipale pour un multiplexe de plus, quand le secteur est déjà saturé. Trop de salles tuent les salles. Air connu. Selon Alain Cramier, « nous sommes dans une politique inverse de celle menée au début des années 1980, sous la houlette de Jack Lang, qui alors visait à protéger le cinéma et les indépendants » .

Pour la mairie, qui affirme son attachement à la protection du cinéma d’art et d’essai, il s’agit de dynamiser le quartier de la gare autour d’un cinéma qui était fermé (la Taverne, donc). Pour Alain Cramier, « on peut y voir des considérations d’urbanisme commercial » . Coincé entre le groupe Massu et le Devosges, L’Eldorado porte aujourd’hui ses espoirs sur la possibilité de s’agrandir avec deux nouvelles salles. Histoire de se renforcer un peu plus face à la concurrence. La mairie faciliterait l’acquisition d’un espace mitoyen au cinéma, appartenant à l’Office des HLM et occupé par une association d’insertion sociale. Discussions en cours avec une mairie bien embarrassée et « désolée » , dit-elle, par ce conflit d’exploitants. Un multiplexe ici, deux salles nouvelles là. Le médiateur n’a pas fini de passer par Dijon.

[^2]: 135 000 entrées en 2005, 129 000 en 2006 pour L’Eldorado, contre 84 000 puis 89 000 entrées pour le Devosges.

Culture
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