Écologie : le noir bilan de la Ve République

Longtemps traitée de manière secondaire, l’écologie sera-t-elle enfin prise au sérieux par le prochain Président ? Marc Ambroise-Rendu et Claude-Marie Vadrot posent la question dans des ouvrages au ton accusateur.

Patrick Piro  • 12 avril 2007 abonné·es

Une présidentielle, c’est convenu, fait fleurir les bilans. Un genre « littéraire » où il faut redouter le bâclé, le survendu, l’opportuniste, les états d’âme, la fausse révélation, les arrière-pensées, etc. Rien de tel avec Des cancres à l’Élysée , titre percutant chargé de vendre le sous-titre : Cinq présidents de la République face à la crise écologique . Marc Ambroise-Rendu, journaliste, ancien du quotidien le Monde et observateur de l’actualité environnementale française depuis quatre décennies, nous livre un document de première importance, une plongée historique passionnante et bien tournée, évitant l’effet catalogue qui menace ce genre d’exercice.

L’auteur revisite la naissance de la crise écologique (qui coïncide pratiquement avec l’histoire de la Ve République), sa progression, les événements qui l’ont marquée, les brèves prises de conscience. Il retrace cinq décennies d’avancées ou d’évitements législatifs dans le domaine environnemental, mais surtout, et c’est le principal intérêt de l’ouvrage, il analyse les faits au regard de la personnalité, la sensibilité, les ambitions et les méthodes de Charles de Gaulle, Georges Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing, François Mitterrand et Jacques Chirac. Avec, au bout du parcours, une interrogation fondamentale (et d’actualité dans la campagne 2007) : existe-t-il un révélateur plus probant que la confrontation avec la crise écologique ­ inscrite dans la durée et obligeant à des choix politiques d’importance ­, pour cette fonction présidentielle si singulière en Europe, disposant de la légitimité du suffrage universel, dépositaire de larges prérogatives et occupée en moyenne près de dix ans par ses titulaires ?

De Gaulle préside à la création des premières zones de protection de la nature. Mais, dans une France attardée sur ce chapitre, ce rattrapage n’a rien de visionnaire. Le Président, qui ne fait qu’évoquer dans certains écrits la menace de la « civilisation mécanique » , rate la naissance de la crise. Manque de conscience…

Pompidou est aux commandes quand la société vit son premier prurit écologiste. C’est le rapport de Rome, qui préconise une « croissance zéro ». Il est d’ailleurs passionnant (et décourageant) de constater avec quelle vigueur étaient déjà assénées la plupart des analyses qui ressurgissent aujourd’hui… Marc Ambroise-Rendu nous rappelle ­ qui le connaît ? ­ le fulgurant discours de Pompidou à Chicago en 1970 sur l’état de la crise écologique ! Le Président dote la France du premier ministère de l’Environnement au monde (avec Poujade à sa tête), mais défend, en schizophrène, la croissance automobile comme une fatalité : à la ville de s’adapter. Alors que le choc pétrolier brouille les cartes, il couvre le hold-up politico-technocratique qui ancre la France dans le nucléaire pour un nombre indéterminé de décennies. Manque d’intérêt…

Giscard veut dépoussiérer la France. Il sera le premier Président confronté à l’existence politique des écologistes, avec l’événement René Dumont. Il perçoit la nécessité de tenir compte de ce nouveau groupe de pression, il légifère avec une frénésie inégalée sous la Ve République mais manie avec aisance la contradiction, poussant la surgénération nucléaire, négligeant ses promesses, jouant du passe-droit pour satisfaire ses goûts d’aristocrate pour la chasse ou les sports de montagne. Il avoue son échec en fin de mandat, pressé par l’ampleur de la tâche. Manque de temps…

Avec Mitterrand, qui met en scène son amour des arbres, la gauche se démarque-t-elle de l’absence de vision de la droite ? C’est encore pire, est-on tenté de conclure. Les socialistes sont obnubilés par leur mission sociale et par le choc des réalités économiques, les Premiers ministres indifférents à l’environnement. Après le cadeau initial du renoncement au camp militaire du Larzac et à la centrale nucléaire de Plogoff, Mitterrand se distinguera par ses intrigues : la traque des fûts de Seveso, à l’insu de son ministère de l’Environnement, le sabotage du Rainbow Warrior de Greenpeace, le silence lors de Tchernobyl, sous gestion Chirac (première cohabitation). Mitterrand se réveille lors de son second mandat. On lui doit quelques discours internationaux bien frappés, comme à La Haye en 1989. Mais il reste convaincu, au fond, que la crise n’est qu’un problème technologique. Manque de compréhension…

Avec Chirac, bien que la crise écologique domine dramatiquement, l’environnement n’aura que l’illusion d’accéder au rang de ministère régalien, avec des « plans » ou des « programmes » ronflants et creux. Quelques éclairs de pugnacité, avec la Charte de l’environnement « adossée » à la constitution. Mais ses Premiers ministres sont à bien des égards des cancres. Chirac, le plus expérimenté des présidents de la Ve République, et qui « sait », puisqu’il est désormais impossible d’ignorer la crise, se contente pourtant d’opportunisme. Ce dernier est patent avec l’étonnant discours de Johannesbourg en 2002 (« Notre maison brûle, et nous regardons ailleurs… ») . Manque de cran…

Les cinq présidents, qui ont tous avoué, sauf Chirac, une passion « pour la nature », révèlent bien la dimension politique qu’ils lui attribuent à l’examen de leur ministère de l’Environnement : un maroquin récompense, distribué à des alliés politiques, jamais convoité par les poids lourds de la majorité.Son locataire n’a généralement pas l’envergure pour s’imposer (à l’exception de Poujade, d’Ornano et Barnier, estime Marc Ambroise-Rendu).

Négligée, parce qu’elle n’a servi aucun des desseins présidentiels depuis un demi-siècle, la question écologique, qui a fait une percée historique lors de la campagne de 2007, peut encore offrir un piédestal au sixième Président de la Ve, veut croire Marc Ambroise-Rendu.

Notre collaborateur et ami Claude-Marie Vadrot n’a plus cette patience, qui délivre avec l’Horreur écologique une vérité assez peu éloignée de celle de son confrère. C’est un pamphlet contre la farce politique qui se joue depuis des décennies à l’Élysée, à Matignon, au Parlement et dans les corps d’État, dès que l’on entend aborder sérieusement les questions d’écologie.

Les lois ? Inapplicables, inappliquées pour une grande partie d’entre elles. Les sept ans du parcours édifiant de la dernière loi sur l’eau montrent le peu de cas qui est fait de l’intérêt public. Cécité, déni, incantations, manoeuvres, opacité, égoïsmes, demi-vérités, pleins mensonges, tout y passe, qu’il s’agisse de nucléaire, bien sûr, mais aussi d’OGM, d’agro-carburants, du climat, etc. Claude-Marie Vadrot nous livre le fond de sa pensée au bout d’une longue charge argumentée : autant supprimer le ministère de l’Environnement, maroquin de l’inutile, les choses seront plus claires.

Idées
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