incompatibilités comptables

Michel Husson est économiste, membre de la Fondation Copernic.

Michel Husson  • 19 avril 2007 abonné·es

Dans la presse patronale ( l’Expansion , Capital ), les projets antilibéraux reçoivent des tombereaux d’injures, au motif qu’ils témoigneraient d’une ignorance des lois de l’économie. Pourtant, les programmes des candidats (Sarkozy, Bayrou, Royal) qui reçoivent les faveurs d’économistes officiels ainsi érigés en juges contournent vaillamment les véritables contraintes économiques. On ne peut, en effet, premièrement réduire le coût du travail, deuxièmement maintenir voire augmenter le salaire net, et troisièmement dégager des ressources pour la Sécurité sociale et/ou réduire les dépenses de l’État. Pour paraphraser l’économiste Alexandre Mundell, il y a là un triangle d’incompatibilité.
Pourtant, François Bayrou propose des emplois frais nets de « charges », Nicolas Sarkozy encourage les salariés à « travailler plus pour gagner plus » grâce à la suppression des cotisations sur les heures supplémentaires, et Ségolène Royal invente, avec le Contrat première chance ^2 des emplois gratuits pendant un an.

Pour comprendre le tour de passe-passe, il suffit de suivre le circuit pas à pas. Admettons donc qu’on paie plus cher les heures supplémentaires et que les cotisations correspondantes soient supprimées. Miracle ! Le salarié gagne plus, sans que cela ne coûte rien au patron. Mais, moins de cotisations versées, c’est aussi moins de ressources pour la Sécu. Le tour est donc assez grossier : le gain apparent est compensé par une perte équivalente sous forme de moindres remboursements de santé et de baisses des retraites.

La justification de cette politique menée avec application par nos gouvernements successifs était la création d’emplois. Dans la mesure où celle-ci aurait procuré de nouvelles ressources à la Sécu, l’opération pouvait fonctionner sur le papier. Mais il en va tout autrement dans la réalité : pour la Cour des comptes, « les allégements représentent aujourd’hui un coût trop élevé » , et leur « efficacité quantitative reste trop incertaine » ^3. Si on laisse de côté diverses arnaques économétriques, le consensus des études sérieuses s’établit au grand maximum à 200 000 emplois créés ou sauvés. Mais cela coûte près de 25 milliards d’euros, soit 10 000 euros (huit fois le Smic) par emploi et par mois. Avec la même somme, on pouvait rémunérer directement plus d’un million d’emplois au salaire moyen.

Exit l’argument de l’emploi. Le suivant consiste à dire que le manque à gagner pour la Sécu est compensé par le budget de l’État, ce qui est vrai à 90 %. Mais cela ne fait évidemment que déplacer le problème. De deux choses l’une : ou bien ces allégements sont compensés par une réduction d’autres dépenses publiques, ou ils retombent au final sur les salariés à travers l’impôt. On ne peut pas tout alléger en même temps (les « charges » et les « prélèvements »), et les propositions de François Bayrou et de Ségolène Royal viennent buter sur cette même contradiction. Voilà pourquoi le volume des allégements de cotisations ne devrait plus augmenter beaucoup, comme le suggérait d’ailleurs le rapport Camdessus (sur la croissance), dont Nicolas Sarkozy a fait son livre de chevet.

Les mesures proposées par les libéraux relèvent de la méthode homéopathique. Il s’agit d’effets d’annonce à portée limitée : les heures supplémentaires (celles qui sont payées) représentent 2 % de la masse salariale, ce n’est donc pas un levier très puissant. Ces mesures valent plus pour leurs implications idéologiques (la défense de la valeur travail) ou leurs dommages sur le droit du travail. Faire payer les heures supplémentaires au même tarif que les autres revient par exemple à supprimer la durée légale du travail. Et tout nouveau contrat aidé est un coup porté à la norme du CDI. Les vrais projets libéraux viseront plutôt à fiscaliser la Sécu, par exemple en créant une TVA sociale qui retombera sur les salariés-consommateurs, ou à la privatiser en instituant un fonds de pension collectif (Ségolène Royal), premier pas vers la privatisation des retraites.

Encore un peu de comptabilité. En 2006, la part salariale représentait 66,5 % du PIB, contre 76,8 % en 1981 [^4] : appliqué au PIB de l’année dernière, ce recul représente 180 milliards d’euros. Les aides publiques aux entreprises représentent 65 milliards d’euros [^5] et la fraude fiscale et sociale atteint de 29 à 40 milliards [^6]. Il y a là des marges de manoeuvre d’une autre ampleur que les petits arrangements minables des « grands » candidats. Mais elles aussi sont incompatibles : avec le profit.

[^4]: Commission européenne : http://ec.europa.eu/economy_finance/

[^5]: Rapport sur les aides publiques aux entreprises : http://hussonet.free.fr/aidaudit.pdf

[^6]: Conseil des prélèvements obligatoires : www.ccomptes.fr/organismes/conseil-prel-oblig/rapports.htm

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