Le monde selon Sarkozy

Denis Sieffert  • 12 avril 2007 abonné·es

On ne sait ce qu’il y a de plus inquiétant : la sortie de Nicolas Sarkozy ou la mollesse des réactions qu’elle a suscitée. Voilà deux semaines de cela, nous avions, dans un dossier qui lui était consacré (« L’idéologie Sarkozy »), établi un lien entre le candidat de l’UMP et les néo-conservateurs proches de George W. Bush. Nous avions, à l’appui de cette thèse, cité ses propos tirés d’un dialogue avec le philosophe Michel Onfray. On y apprenait que Nicolas Sarkozy « incline à penser qu’on naît pédophile », ou « génétiquement » programmé au suicide. Quelques jours plus tard, le même s’est enorgueilli d’être « né hétérosexuel ».

Où peut donc nous mener cette philosophie aux relents eugénistes ? Nous sommes de ceux qui pensent que les quelques mots livrés à la revue Philosophie en disent plus long que tout programme. Même si l’on fait la part de la tactique (la concurrence à Le Pen), ils sont un moment de vérité dans une campagne qui en est avare.

Et pourtant, rien ! Ou presque rien ! Les candidats de la gauche antilibérale ont bien manifesté leur indignation. Mais, ailleurs, il n’y a guère que François Bayrou qui ait réagi, jugeant les mots de son rival de droite « glaçants » et « anti-humanistes » . Avant d’ajouter ceci : « Si on voulait pousser, ce sont des propos comme on n’en a pas tenu en Europe depuis très longtemps. » L’allusion est transparente. Mais c’est un généticien, André Langaney, qui, sur France Info , a mis les points sur les « i », apercevant derrière ces déclarations une « réminiscence de ce que voulaient faire des gens pendant la deuxième guerre mondiale ».

Certes, Nicolas Sarkozy n’est pas un fasciste. Il est beaucoup plus sûrement un produit d’importation venu de l’entourage idéologique de George Bush. Il témoigne d’un même mélange de volontarisme contre-révolutionnaire (on peut tout changer tant qu’on dispose de la force) et de fatalisme social. Une telle pensée, aussi profondément ancrée et aussi étrangère à notre culture, devrait mobiliser contre elle les consciences. Or, même François Bayrou a des pudeurs : « C’est un dérapage », a-t-il fini par rectifier.

Non, ce n’est pas un dérapage. Aurait-on déjà oublié l’épisode du projet de loi contre la délinquance ? « Il faut détecter chez les plus jeunes les problèmes de violence », avait alors avancé le ministre de l’Intérieur, qui voulait repérer les fortes têtes « dès la maternelle ». On s’apprêtait à répertorier les délinquants innés et à filer leur trace jusqu’à l’âge adulte quand un certain nombre d’associations et de scientifiques avaient contraint le ministre à reculer.

Et, me direz-vous, Ségolène Royal dans tout ça ? Sans doute tétanisée par le gène du social-libéralisme, elle joue son jocker. « Je laisse les scientifiques répondre » , a-t-elle sobrement commenté. Imprudemment. Le généticien André Langaney a eu raison de rappeler qu’il s’est trouvé, « pendant la deuxième guerre mondiale, des scientifiques d’extrême droite pour penser qu’on a tout à la naissance et qu’on ne peut plus rien changer » . Beaucoup plus près de nous, il s’était trouvé, en mars 2005, des scientifiques de l’Inserm pour alimenter les préjugés du ministre. Avant, il est vrai, qu’un colloque du même institut, unanime, ne rejette ces préconisations de dépistage précoce.

La candidate socialiste, sur un tel sujet, n’a donc rien à dire. Elle botte en touche devant la résurgence de la vieille ligne de front entre l’inné et l’acquis qui fonde philosophiquement le clivage droite-gauche, et même, plus largement, la ligne de partage entre ceux qui pensent que l’ordre social est immuable et ceux qui jugent que nous sommes le produit de notre environnement et de nos choix. Le comte de Gobineau s’invite dans la campagne, et c’est un démocrate-chrétien et un cardinal (l’archevêque de Paris a tancé Nicolas Sarkozy) qui s’en émeuvent. Comme si la bataille idéologique était déjà perdue. Ou comme si l’ordre juste et l’exaltation des symboles de la Nation avaient instillé leur venin non seulement dans une partie de l’opinion, mais aussi dans l’esprit de ceux qui les manipulent. Il paraît tout de même que le « staff » de la candidate a chargé Bernard Kouchner de riposter. On admire la spontanéité.

Nul ne sait ce que nous réservent les indécis du 22 avril et du 6 mai. Mais, quoi qu’il en soit, il y aura un après. Et ce qui se joue dans des épisodes comme celui-là, ce n’est plus tant la présidentielle qu’une certaine identité de la gauche, au-delà même de la politique. M. Sarkozy nous suggère que la révolte sociale est une pathologie. Et le parti socialiste s’en remet à la science.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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