Mauvaise pente

Dans un ouvrage incisif, Didier Eribon revient sur le glissement à droite
opéré par les socialistes en 1983, signe du mouvement qui allait affecter
l’ensemble de la vie politique et intellectuelle française.

Olivier Doubre  • 26 avril 2007 abonné·es

Quelques semaines après l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République, le 10 mai 1981, Michel Foucault accepte de donner un entretien à Libération sur les débuts du tout nouveau gouvernement de gauche. S’il reste attentif et critique ­ voire « rétif » ­ tout en pensant pouvoir « travailler avec » le nouveau pouvoir, le philosophe reconnaît que les « premières mesures ou les premières déclarations sont absolument conformes à ce qu’on pourrait appeler une « logique de gauche » » . Pourtant, quelques mois plus tard, en décembre 1981, Michel Foucault, rejoint par Pierre Bourdieu, dénonce vigoureusement l’absence de protestation de la part du gouvernement Mauroy et du Parti socialiste contre le coup d’État du général Jaruzelski en Pologne. Les deux intellectuels du Collège de France lancent alors dans la presse un appel, intitulé « Les rendez-vous manqués », à la solidarité avec le peuple polonais désormais sous le joug de la loi martiale, qui recueille rapidement des milliers de signatures.

Avec violence, les réactions des hiérarques socialistes ne se font pas attendre, qui dénoncent « l’irresponsabilité » de ces intellectuels atteints d’une « inconséquence typiquement structuraliste » (sic). Pierre Bourdieu répond alors dans Libération en réaffirmant le droit des citoyens à exercer une « vigilance critique » sur les gouvernants qu’ils ont portés au pouvoir. Cette polémique marque en fait la rupture ­ finalement assez rapide ­ entre les deux principaux penseurs critiques français et une gauche au pouvoir qui, bientôt, va changer de politique économique avec l’adoption, début 1983, du fameux « plan de rigueur ». Les responsables socialistes au pouvoir commencent ainsi par embrasser une idéologie néolibérale dont « l’emprise » deviendra bientôt « de plus en plus hégémonique » .

Auteur d’une belle biographie de Foucault et militant des droits des homosexuels, auxquels il a consacré de nombreux livres, Didier Eribon revient ainsi, dans D’une révolution conservatrice et de ses effets sur la gauche française, ouvrage particulièrement incisif, sur ce changement de cap opéré par les socialistes, moins de deux ans après leur arrivée au pouvoir, signe du sensible « glissement vers la droite » de l’ensemble de la vie politique et intellectuelle française.

Présentant d’emblée cet ouvrage comme un « hommage à Pierre Bourdieu » , Didier Eribon rapporte les nombreuses discussions avec l’auteur de la Misère du monde , quand ce dernier lui confiait s’être senti « contraint par la situation historique » à descendre dans la rue « et à y faire descendre ses concepts avec lui » , lorsqu’il assista à la « destruction » des conquêtes sociales acquises durant plus d’un demi-siècle. Convaincu d’un « devoir à accomplir » en poursuivant ce qu’il appelait la « tradition d’intellectuel libre » , Bourdieu fit alors l’objet, de la part des dirigeants socialistes, d’un « déversement d’ignominies » qui ne cessèrent pas même lors de sa disparition. Ce qui amena le philosophe Michel Onfray à réagir avec force dans un émouvant Tombeau de Pierre Bourdieu , célébration du génie colérique [^2].

En s’appuyant sur de nombreux ouvrages, notamment celui de Rémi Lefebvre et Frédéric Sawicki, la Société des socialistes [^3], Didier Eribon analyse d’abord le changement du personnel dirigeant et des comportements au sein d’un Parti socialiste marqué par une « professionnalisation généralisée » et une fragilisation manifeste de son « ancrage social » . Celui-ci ne considère plus le monde social que comme un « électorat », et ses électeurs potentiels comme « un ensemble d’individus isolés dont on sollicite les suffrages mais dont les demandes ainsi rendues « individualistes », voire « égoïstes », paraissent déroutantes à des énarques toujours prompts à déceler dans l’évocation des difficultés banales de la vie quotidienne le signe d’une perte du sentiment civique ou du sens de la politique » .

À partir d’exemples précis, Didier Eribon montre de manière convaincante comment les hiérarques socialistes « adoptent presque systématiquement des positions d’hostilité, souvent hargneuses » , lorsque de nouveaux mouvements sociaux « politisent des formes d’oppression ou de discrimination qui semblaient admises par tous ou que seuls percevaient ceux qui en étaient les objets et les victimes. Jusqu’au moment où ils doivent courir derrière ces mouvements pour faire croire qu’ils furent toujours « partisans » de ce qu’ils dénonçaient hier encore comme impensable, impossible, néfaste, dangereux… »

L’une des réussites de ce petit livre tient aussi à son observation de la « dérive conservatrice » non seulement du Parti socialiste mais, plus largement, de l’ensemble de la vie intellectuelle française. Tout au long des années 1980, au nom d’une prétendue « modernisation » , on vit un grand nombre d’anciens universitaires et journalistes de gauche énoncer de plus en plus ouvertement une « pensée de droite rajeunie sous un pâle vernis de gauche » . Aussi, les quelques intellectuels critiques qui restèrent fidèles à leurs convictions et à leurs travaux, au premier rang desquels Pierre Bourdieu, se virent « repoussés et rejetés aux marges de cette nouvelle configuration » . D’où l’idée de « révolution conservatrice » advenue à cette époque…

Félix Guattari ne disait pas autre chose lorsqu’il qualifiait, dès 1986, la période comme de tristes « années d’hiver » . Didier Eribon loue d’ailleurs « la grande acuité » avec laquelle Guattari perçut alors « ce qui se déroulait sous ses yeux dans la gauche française » . Aujourd’hui, à la veille d’élire un(e) nouveau(elle) président(e) de la République, sommes-nous enfin sortis, à gauche et au Parti socialiste, de ce rude hiver ? Rien n’est moins sûr. Malheureusement.

[^2]: Galilée, 2002.

[^3]: Éd. du Croquant, voir Politis n° 925, du 9 novembre 2006.

Idées
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