Résister ensemble

Après le référendum constitutionnel, les mouvements de gauche égyptiens et les Frères musulmans ont débattu lors de la cinquième édition de la Conférence du Caire. Un reportage de Karine Gantin.

Karine Gantin  • 5 avril 2007 abonné·es

Au lendemain du référendum national sur la Constitution, observe Dina, l’opposition se sent momentanément désemparée en raison des dispositions antiterroristes. » Dans les coulisses bondées de la Conférence du Caire, qui a rassemblé le week-end dernier environ deux mille militants de l’opposition égyptienne, Dina, jeune femme membre des Socialistes révolutionnaires, un mouvement trotskiste réputé ouvert, craint que la répression ne s’intensifie. Pour la cinquième année consécutive, la Conférence se tenait à l’appel commun des mouvements de la gauche radicale et des Frères musulmans. Les participants sont sur leurs gardes. Dina hésite à donner son nom et conseille à son camarade étudiant de fournir un pseudonyme.
Les jeunes des campus sont en butte cette année à un harcèlement policier renouvelé et à des emprisonnements arbitraires. Les élections étudiantes de l’automne ont été annulées. Et les élus ont été exclus de l’université. « Nous mobilisons les étudiants sur le prix des livres, la privatisation de l’éducation, les droits d’inscription en augmentation, souligne Ahmad (un prénom d’emprunt), des Socialistes révolutionnaires, mais aussi sur les nouvelles grèves ouvrières qui ont eu lieu ces derniers mois, plus importantes et davantage politisées, et enfin sur les questions de solidarité internationale au Proche-Orient. Nous travaillons avec les étudiants des Frères musulmans, majoritaires dans tout le pays, sur les revendications de démocratie et de libération des prisonniers politiques. Depuis quelques années, nous avons formalisé nos règles de fonctionnement : droit de se critiquer mutuellement et de faire éventuellement des communiqués séparés. »

Illustration - Résister ensemble


Manifestation d’opposants au régime d’Hosni Moubarak, au Caire, le 1er septembre 2005. AFP PHOTO/KHALED DESOUKI

« La coopération entre les deux fronts de la gauche séculière et de l’islam politique est aujourd’hui meilleure qu’il y a dix ans, même si cela ne va pas sans heurts ni incompréhensions mutuelles », confirme Nivin Samir, du parti de gauche nassérien Karama : « Nos agendas politiques divergent parfois, et les arrangements restent difficiles. Mais les générations cadettes et intermédiaires y parviennent mieux que les anciennes, encore marquées par des décennies d’affrontements idéologiques. » Symptomatique de la maturation de cette alliance, la réunion a donné lieu pour la première fois cette année à un débat intitulé « Construire des ponts entre la gauche et les islamistes », où étaient invités à la tribune des gens du parti communiste libanais, du Hezbollah et du Hamas. Une ambiance internationale renforcée par rapport aux années précédentes.

Wafaa El Masri, de Karama, également avocate du mouvement Kefaya (« Assez ! », en arabe), se félicite à la tribune : « Les Frères musulmans font passer un nouveau discours, y compris sur la question féminine : celui d’une humanité en partage à construire ensemble. Ils mettent moins en exergue les différences idéologiques. » Chez tous les militants présents, un message récurrent témoigne des dialogues établis : il n’y a pas d’agenda « occidental » ni « islamiste », mais la volonté de résister ensemble aux dictatures arabes et aux puissances régionales ou mondiales, Israël et États-Unis.

Pour le Dr Amany Ferrag, une responsable des Frères musulmans, « la Conférence annuelle du Caire constitue une occasion privilégiée pour l’opposition de se rassembler et de travailler à un cadre politique commun. Le thème de l’édition 2007 est la résistance : résistance aux impérialismes et aux dictatures en général, en Égypte et dans le monde arabe. Ce thème nous fédère en raison de la corruption généralisée du pouvoir et de son alignement plus fort que jamais sur l’agenda occidental au Proche-Orient » . Néanmoins, précise Amany Ferrag, « nos préoccupations sont d’abord nationales » .</>

À la Conférence, la présence des étudiants des Frères musulmans, garçons et filles, est impressionnante. L’ambiance est courtoise, chaleureuse, émotive aussi. La nouvelle vague d’arrestations chez les responsables du mouvement, parmi lesquels des professeurs d’université et de nombreux hommes d’affaires que le gouvernement accuse de corruption, avec traduction de ceux-ci devant les tribunaux militaires, crée un désarroi palpable. Les étudiants viennent à la rencontre des Occidentaux présents, fébriles : « Que savez-vous de nous ? Dites que nous ne sommes pas des terroristes, que c’est là la propagande de nos régimes pour nous discréditer. Nous sommes des êtres humains, nous réclamons le droit d’être imparfaits, comme chacun. Nous nous battons pour la démocratie et des élections libres en Égypte, y compris à notre détriment. »

Dans les couloirs de la Conférence, pendant ce temps, en dehors des « Socialist Workers » britanniques, bien représentés, quelques participants européens isolés se désolent : « Notre faible présence est dommageable, l’islam politique modéré continuera de faire peur chez nous si nous sommes absents de ces lieux d’échanges » , analyse une Allemande. « Les nouveaux axes de solidarité au Sud se dessineront sans que nous y fassions entendre nos options » , ajoute un Autrichien.

Un peu plus loin, on trouve enfin une banderole avec le nom de Kefaya. Fondé en 2004, ce mouvement avait fait sensation par ses manifestations de rue fortement encadrées par la police lors de la campagne pour l’élection présidentielle de 2005. Quoique assez faible numériquement, il fédère, au-delà de responsables de l’extrême gauche et islamistes, des militants divers et parfois nouveaux, essentiellement sur la contestation au régime d’Hosni Moubarak. Mais, par-delà les tactiques du pouvoir pour affaiblir Kefaya, il reste difficile de mobiliser la population, assommée par les problèmes du quotidien et la peur des services de sécurité.

Kefaya est néanmoins parvenu à briser le silence sur les pratiques de torture du régime. Une brèche dans laquelle se sont engouffrés avec audace, autre phénomène récent, les fameux blogueurs qui animent des sites plus ou moins politiques et multiplient la diffusion de vidéos témoignant des violences policières et des tortures. « Nous estimons être 5 000 environ » , raconte Sandmonkey, l’un des plus célèbres, interviewé dans son appartement cairote. « Nous sommes politiquement divers, majoritairement gauchistes et proches de Kefaya, mais, avant tout, dans une posture critique : nulle part, nous ne réussissons à la fermer ! » De fait, « les mouvements d’opposition existants restent dans une posture décevante de pure protestation et capitalisent quarante ans de résistance au régime comme leur plus grand succès ». Aujourd’hui, par-delà les harcèlements ordinaires dont ils sont déjà victimes, les blogueurs sont entrés à leur tour dans la ligne de mire du gouvernement : l’un d’entre eux a été condamné à la prison en ce début d’année.

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