Éloge de la pensée binationale

L’historien israélien Amnon Raz-Krakotzkin propose une réflexion profonde et originale sur la destinée juive et le conflit israélo-palestinien.

Denis Sieffert  • 17 mai 2007 abonné·es

Pour définir le sionisme dans la conscience juive, l’auteur propose cette formule : « Dieu n’existe pas, mais il nous a promis cette terre. » Derrière l’humour, il y a toute l’ambivalence du sionisme face à la religion, et, au-delà même, face à une tradition juive tout entière forgée dans l’exil. La rupture sioniste dans l’histoire juive est au coeur du livre de l’historien israélien Amnon Raz-Krakotzkin.

Ce professeur d’histoire du judaïsme à l’université de Beersheva nous entraîne dans une réflexion où brillent un savoir impressionnant et une pensée aussi originale que politiquement audacieuse. Raz-Krakotzkin s’emploie notamment à montrer pourquoi le sionisme, en dépit de son affichage, ne peut être laïque. En quoi, tout en prétendant s’être détaché de la religion, il n’existe que par la religion. L’auteur nous ressource pour cela dans une pensée traditionnelle dont l’événement marquant est, au premier siècle de notre ère, la destruction du Temple, c’est-à-dire le début de l’exil et, avec lui, l’apparition d’un imaginaire messianique *. « Si l’on peut parler d’un quelconque fondement commun à toutes les formes sous lesquelles, historiquement, s’est exprimé le judaïsme dans sa spécificité,* écrit Raz-Krakotzkin, c’est bien la définition constante de son existence comme un état d’exil. » La négation de l’exil dans la vision sioniste n’en est que plus brutale. Elle se nourrit des concepts à partir desquels les Juifs ont précisément été exclus des sociétés européennes, comme l’ethnicité poussée jusqu’au nationalisme et au colonialisme. Selon cette vision, il n’y a d’histoire que dans l’accomplissement de la souveraineté nationale. Pour les besoins de la cause, l’exil devient négatif, alors que la tradition le plaçait au contraire du côté de la liberté. L’auteur cite la Haggadah (le récit de la sortie d’Égypte) : « Esclaves nous étions, libres aujourd’hui nous sommes. »

Mais, si le sionisme renverse les valeurs et nie cet héritage, il ne manque pas cependant de l’exploiter. Dieu est en apparence « exclu du vocabulaire » , mais la promesse divine n’en constitue pas moins « la source de légitimation de la colonisation et de la prise de possession » de la Palestine. Ainsi, note Raz-Krakotzkin, le drapeau israélien est-il « inspiré du châle de prière ». « Faire du châle de prière un drapeau » , conclut-il, interdit symboliquement « toute séparation » entre le religieux et le citoyen. Pour l’auteur, ce que le sionisme définit comme « laïque » est donc en fait une réinterprétation des mythes religieux qui confèrent à Israël un pouvoir rédempteur. « Le mythe religieux , dit-il, a été nationalisé. » C’est à partir de la fusion de l’idée sioniste du juif nouveau cultivant lui-même sa terre et de la revendication de la promesse divine que le sionisme du début du XXe siècle, le sionisme « travailliste », va exclure l’ouvrier agricole arabe avec qui les précédentes générations de migrants travaillaient. Il faut pour cela la volonté « physique » de cultiver la terre, et la certitude que l’appropriation de cette terre est légitime. Le débat sur la combinaison d’une laïcité affichée mais reposant sur un fondement religieux cesse alors d’être théorique. Il devient éminemment politique et conflictuel.

Dans la dernière partie de son livre, l’historien tire précisément les conclusions politiques de son analyse. Après avoir nié l’exil juif, le sionisme va naturellement nier l’exil palestinien. C’est pour surmonter ces dénis que l’auteur en vient à revisiter la pensée binationale, convoquant pour cela Hannah Arendt et surtout Gershom Scholem, historien du début du XXe siècle, et Martin Buber. Avec eux, Raz-Krakozkin rappelle que l’idée d’une fédération binationale unissant Juifs et Arabes palestiniens fut défendue au sein même du mouvement sioniste dès les années 1920. L’auteur achève ce passionnant voyage dans la pensée juive et dans l’histoire du sionisme par un vibrant plaidoyer en faveur d’un retour à cette vision binationale, « la seule , dit-il, qui soit porteuse d’avenir » car « elle prend en considération les opprimés », Juifs et Arabes confondus, « dans une orientation égalitaire ». La seule solution authentiquement laïque.

Idées
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