« La propriété n’est pas synonyme de mieux-vivre »

Délégué général de la Fondation Abbé-Pierre et directeur de la publication d’un rapport alarmant sur le mal-logement, Patrick Doutreligne décode le rêve présidentiel d’une « France de propriétaires ».

Ingrid Merckx  • 24 mai 2007 abonné·es

Nicolas Sarkozy entend faire de la France « un pays de propriétaires ». Comment recevez-vous ces propos à l’heure d’une crise du logement « sans précédent », pour reprendre les mots de l’Abbé Pierre ?

Patrick Doutreligne : L’accession à la propriété, telle qu’elle est définie actuellement, cible essentiellement les classes moyennes supérieures et les classes aisées, et ne résout en rien la crise du logement. En outre, elle a déjà été relancée ces dernières années par la baisse des taux d’intérêt pour les prêts immobiliers ; le fait que des gens investissent dans l’immobilier pour compenser la fragilité de leurs retraites ; et les tarifs du locatif, tellement élevés que certains ménages s’orientent vers la propriété par défaut.

Illustration - « La propriété n’est pas synonyme de mieux-vivre »


On ne construit pas plus de logements sociaux que dans les années 1990 : entre 30 000 et 32 000 par an.
MYCHELE DANIAU/AFP

L’accession à la propriété individuelle est une vieille aspiration née en 1789. Mais elle n’est pas synonyme de mieux-vivre. C’est même plutôt le contraire : l’Allemagne, la Suisse, les Pays-Bas ont des taux de propriétaires plus faibles qu’en France, la Serbie, l’Albanie ou la Roumanie, plus élevés. Moins de logement social signifie plus de propriété privée.

Au début du XXe siècle, ce qui motivait le soutien de l’État à l’accession à la propriété (loi Siegfried, loi Loucheur), c’était l’idée qu’en devenant propriétaires, les ouvriers passeraient du temps à s’occuper de leur chez-eux et s’investiraient moins dans la lutte syndicale. Aujourd’hui, la propriété est encore perçue comme un facteur de stabilité, voire d’embourgeoisement. En France, le propriétaire a l’image d’un profiteur et le locataire d’un élément à risques. Cette question marque un positionnement idéologique fort.

Comment la politique annoncée par le nouveau Président alimente-t-elle ce positionnement ?

On fait miroiter aux classes moyennes l’accession à la propriété, mais ce ne sont pas elles qui en bénéficient. Pour l’heure, les mesures mises en place ne se traduisent qu’en avantages fiscaux et ne concernent, par conséquent, que les Français qui paient des impôts. Le crédit d’impôt proposé par Nicolas Sarkozy est une idée nouvelle. Il faut attendre sa mise en oeuvre. Mais cette politique d’accroissement de la demande va forcément encourager la flambée des prix. Actuellement, la France a besoin de 800 000 logements. Pour plus de la moitié, les besoins concernent des habitations à loyers modestes. Si on ne répond pas à cette demande, on ne s’attaque pas au noyau dur de la crise, soit la hausse des loyers et le manque d’offres locatives.

Comment expliquer l’impasse de Nicolas Sarkozy sur le locatif ?

Nicolas Sarkozy fait comme si la question du logement social était déjà réglée. C’est loin d’être le cas : les chiffres du logement social sont faussés car on y intègre les loyers intermédiaires, qui représentent 150 % d’un loyer HLM et ne sont pas à la portée des ménages qui gagnent moins de 2 000 euros par mois. En fait, on ne construit pas plus de logements vraiment sociaux que dans les années 1990 : entre 30 000 et 32 000 par an. Dans les 120 000 logements sociaux affichés, une grande part n’est pas réellement sociale.

Que penser de la proposition de vente obligatoire de 1 % du parc HLM par an ?

Presque tout le monde était contre cette mesure, dont la Fondation Abbé-Pierre. Que des gens puissent acheter l’appartement HLM qu’ils louent depuis 15 ans ne pose aucun problème. En revanche, il n’est pas acceptable que des communes qui ne respectent pas la loi SRU de décembre 2000 (qui oblige certaines communes à compter au minimum 20 % de logements sociaux) puissent vendre de tels logements. Il faut assortir cette mesure de conditions : elle ne doit pas avoir cours dans les villes qui ne respectent pas le quota légal, chaque vente doit être compensée par une construction, et des clauses doivent venir contrer toute tentative de spéculation sur le logement social.

Vous avez dit que la politique de Nicolas Sarkozy était d’inspiration libérale mais comportait des « ouvertures sociales ». Lesquelles ?

J’évoquais, au sortir de la convention UMP sur le logement en septembre 2006, des mesures également au programme du PS, comme l’indexation des aides au logement sur le prix des loyers ou un droit au logement opposable. Depuis, elles ont été intégrées dans la loi sur le logement opposable. L’inspiration libérale de la politique de Nicolas Sarkozy est concentrée dans sa proposition de suppression des droits de succession. Les plus modestes ne paient déjà pas ces droits. En ouvrant cette possibilité à tout le monde, on fait un cadeau royal aux plus aisés. Cela va encore creuser les écarts de richesses. Les frais de succession permettaient une redistribution et il n’est pas anormal que les classes aisées contribuent à une forme de solidarité. L’État va se priver d’une ressource importante. C’est inquiétant car on ne voit pas ce qui va la remplacer. Cette logique est claire, mais elle fait passer pour des aides aux plus modestes des mesures qui vont profiter aux plus aisés.

Quelle serait une offre adaptée aux plus modestes ?

L’urgence, c’est la production de logements à loyers accessibles. On est face à un problème majeur, économique mais aussi sociétal : on confine une partie de la population dans certains quartiers sociaux, parce que c’est la seule offre compatible avec ses ressources. Ce phénomène s’amplifie : on l’observe pour les personnes très défavorisées depuis longtemps, pour les familles modestes depuis une vingtaine d’années, et pour les classes moyennes depuis cinq ans. Par ailleurs, la proposition de cautionnement public (que Nicolas Sarkozy n’a pas affinée, contrairement à Ségolène Royal) devrait faire que la caution pour un logement soit la même pour tous, afin d’éviter que les propriétaires n’augmentent leurs conditions et évincent ceux qui ne peuvent pas suivre la scandaleuse surenchère de garanties financières.

En mars, la Fondation Abbé-Pierre s’inquiétait du nombre d’expulsions locatives. Que réclamez-vous en termes d’accompagnement social ?

100 000 ménages sont convoqués chaque année au tribunal pour loyers impayés. Les personnes prioritaires pour le droit au logement opposable seraient entre 700 000 et 1 million. On sait déjà que l’on ne pourra pas répondre à leur demande. Certains devront attendre des années. Parler de droit au logement opposable dans ces conditions est absurde. Il faut soit supprimer cette loi, soit débloquer les moyens nécessaires. La solution serait d’aller chercher des logements ailleurs que dans le contingent préfectoral, notamment dans les contingents municipaux et le fameux 1 % patronal.

Des tentes Médecins du monde, des caravanes de misère, des squats, des bidonvilles… Le rêve des gens n’est-il pas d’abord d’avoir un toit ?

Les classes moyennes rêvent d’accéder à la propriété. Certains s’endettent sur 50 ans pour y parvenir! Mais les ménages modestes sont dans une tout autre urgence. La Fondation n’a rien contre la propriété. Mais si le gouvernement la fait passer devant les logements sociaux et à loyer accessible, nous réagirons. Pour l’instant, Nicolas Sarkozy a bien précisé que le plus important était l’accès à la propriété. Mais, le soir de son élection, il a déclaré qu’il fallait tendre la main aux plus modestes. Qu’il le fasse !

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