La raison économique nuit à la santé

La sociologue Annie Thébaud-Mony* explore depuis vingt ans les risques sanitaires sur les lieux de travail. Elle dénonce le cynisme des industriels, coupables, selon elle, d’homicide.

Thierry Brun  • 3 mai 2007 abonné·es

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Les savoirs scientifiques et médicaux permettent aujourd’hui d’identifier des risques pour la santé au travail. Pourtant, vous constatez une généralisation de la mise en danger délibérée d’autrui sur les lieux de travail. Comment l’expliquez-vous ?**

Annie Thébaud-Mony : Une production scientifique met en évidence des risques d’exposition à des toxiques et des cancérogènes sur les lieux de travail et révèle des atteintes portées à la santé. Les enquêtes publiées par le ministère du Travail montrent aussi que tous les indicateurs vont dans le sens d’une dégradation des conditions de travail. Mais, fondamentalement, la santé au travail n’est pas considérée comme un dossier de santé publique. Il y a une raison historique à cela. On a considéré que les risques professionnels étaient des risques « normaux ». La question de leur maîtrise est donc complètement évacuée. On ne s’occupe plus des causes mais uniquement de l’indemnisation.

Vous replacez la santé au travail dans la perspective du droit pénal et vous dénoncez un cynisme industriel qui pourrait être classé au rang de « crimes contre l’humanité ». Pourquoi le droit actuel vous paraît-il insuffisant ?

Si le droit existant n’est pas parfait, il est surtout inappliqué. Le droit pénal – qui est le droit le plus fondamental – à la vie, à la santé, à la dignité et à l’assistance à personne en danger, est inscrit dans les différentes constitutions depuis la Déclaration universelle des droits de l’homme. On dispose de tous les outils juridiques pour nous protéger contre une violence débridée. Mais on ne dit pas d’un accident du travail mortel que c’est un homicide, alors que c’en est un : il est l’aboutissement de décisions prises par des actionnaires qui exigent des niveaux de rentabilité élevés, choix qui se déclinent tout au long de la chaîne d’exécution. Il y a donc mise en danger délibérée d’autrui, voire homicide, parce qu’on sait d’avance qu’il y aura forcément de tels accidents.

Dans le cas de l’amiante, un certain nombre d’entre nous avons travaillé à montrer qu’on connaissait les risques depuis un siècle, voire davantage. En 1997, après la décision d’interdire l’amiante, des réseaux ont alerté les autorités publiques sur le fait qu’il existait d’autres cancérogènes à interdire, notamment les fibres céramiques. Mais les producteurs n’adoptent pas les mesures de protection nécessaires contre l’exposition aux cancérogènes, fibres céramiques ou autres, tant qu’elles ne leur sont pas imposées par la réglementation ou sanctionnées. L’amiante demeure le seul cancérogène interdit à ce jour. On reste donc bien dans une situation de mise en danger délibérée d’autrui.

Depuis cinq ans, nous interrogeons systématiquement les patients de quelques services hospitaliers de la Seine-Saint-Denis, dans trois hôpitaux, pour consolider notre expertise sur l’identification des expositions aux cancérogènes sur les quelque 600 dossiers enregistrés depuis quatre ans. Les résultats nous indiquent que 85 % des patients sont exposés à des cancérogènes sur leurs lieux de travail. Il s’agit de différents types de cancérogènes sur des durées qui vont de dix à quarante ans. Les conséquences sont peu reconnues comme des maladies professionnelles dont la liste et les critères sont très stricts. Ce qui fait que, sur les 600 cas que nous étudions aujourd’hui, à peine plus d’une centaine ont obtenu une reconnaissance de leur maladie professionnelle. Si ce n’est pas une mise en danger d’autrui, qu’est-ce que c’est ? La logique d’assurance surplombe le risque au travail, considéré comme « normal », inéluctable, et assuré comme un « dégât des eaux » !

Le travail tue, blesse et rend malade. On compte 2 morts par jour dus à des accidents du travail, 8 morts par jour dus à l’amiante, et deux millions et demi de salariés sont exposés quotidiennement à des cocktails cancérogènes sur leurs lieux de travail… Ce péril est-il derrière ou devant nous ?

Dans le cas de l’amiante, ce n’est certainement pas fini. Dans un pays comme la France, il faut prendre en charge près de 80 kg d’amiante par habitant, dans les maisons, les universités, les hôpitaux. Il faut gérer aussi les chantiers d’enlèvement d’amiante en demandant l’application de la réglementation, ce qui n’est pas évident. Le seul continent à interdire l’amiante est le continent européen, qui continue parallèlement à en produire en Asie et en Amérique latine via les multinationales du ciment. Celles-ci tiennent à ce que l’Inde, la Chine, le Brésil continuent à utiliser de l’amiante, dont le marché est extrêmement lucratif. Les usines de fibrociment en Inde sont sans aucune protection. On reproduit donc, dans ce pays et en Chine, les conditions de travail des années 1950 en France.

Le cas de bateaux contaminés par l’amiante comme le Clemenceau ont montré aussi de quelle manière des industriels ou des États pouvaient échapper à la convention de Bâle [qui interdit l’exportation de déchets dangereux, NDLR], en considérant l’amiante comme un matériau recyclable. C’est du cynisme financier ! N’oublions pas les résidus des industries chimiques, et le fait que la nouvelle législation Reach sur les produits chimiques ne règle rien.

Alors qu’on ne peut plus nier certains risques pour la santé, les stratégies d’entreprise consistent à les sous-traiter. C’est ce que fait EDF, avec la maintenance et le risque radioactif. Et c’est ce que font généralement toutes les industries en reportant sur les salariés la responsabilité des enjeux de la production. Ce qui implique des contraintes mentales, notamment de harcèlement moral, et des contraintes physiques liées à la sous-traitance et à la délocalisation. Comment expliquer ces récents cas de suicides, notamment d’ingénieurs, de cadres, de techniciens de haut niveau ? On leur fait supporter le poids des contradictions que les directions n’ont pas le courage d’assumer.

Les entreprises sous-traitent les risques sanitaires, dans le nucléaire, la pétrochimie, l’industrie automobile. S’il y a des dégâts, le lien entre ceux qui les ont provoqués et ceux qui les subissent est coupé. Comme les sous-traitants supportent à eux seuls 80 % de l’exposition, nous observons des cancers très graves liés, par exemple, à des expositions aux rayonnements ionisants.

La raison économique l’emporte-t-elle sur le risque pour l’homme ?

C’est probablement une régression fondamentale des sociétés dites avancées. Les droits acquis depuis la Révolution et les valeurs humanistes et de respect de la vie sont remis en cause par la raison économique. C’est très inquiétant ! Cela veut dire qu’au-delà des raisons d’argent, il n’y a plus aucune considération. Aujourd’hui, le seul moteur est la finance, au détriment d’un développement industriel pensé dans toutes ces dimensions.

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