Un regard positif sur le travail

Jean-Marie Harribey  • 31 mai 2007 abonné·es

Le 6 mai 2007 est plus qu’une défaite, c’est une déroute. Parmi ses causes, l’une porte sur le coeur même des contradictions de la société capitaliste depuis son origine : le travail, dans le rapport qu’il entretient avec son vis-à-vis, le capital. Or, la gauche politique et une bonne partie des gauches intellectuelle et mouvementiste ont, depuis deux décennies, déserté toute pensée cohérente sur le travail. Comme la politique a horreur du vide, la droite s’est engouffrée dans la brèche, non pour récupérer ce qui était laissé en jachère, mais pour le dévoyer.

Les déserteurs avaient emprunté deux voies sans issue. Pour les uns, le travail était « une valeur en voie de disparition », et ils entrevoyaient « la fin du travail ». Sans vérification factuelle, assimilant la hausse du chômage à une baisse de l’emploi, glosant sur la diminution de la quantité globale de travail nécessaire à la production (en omettant le facteur durée individuelle du travail), ils invoquaient Hannah Arendt, qui était d’un piètre secours pour comprendre l’ambivalence du travail, à la fois aliénant et source de lien social.

Pour d’autres, le travail avait cessé d’être productif. Qui produisait, alors ? Qu’est-ce qui créait la valeur nouvelle ? Mystère. Un concours d’hypothèses avait été ouvert : les marchés financiers à la place de la sphère productive, grâce à des prophéties auto-réalisatrices, l’intellect classé « catégorie hors travail » par les adeptes du cognitivisme, la multitude substituée à un prolétariat à qui on avait dit adieu en même temps qu’au plein emploi. Le comble fut atteint avec cette aporie : puisque le travail ne produit plus, versons une allocation universelle… tirée du néant.

Avec ce fatras, les gauches furent bien dépourvues quand la bise néolibérale fut venue. Comment s’opposer à la mise en place d’un système de retraites par capitalisation quand on a intégré l’idée que le capital pouvait s’auto-engendrer par la magie de la Bourse ? Comment refuser la destruction du droit du travail et la flexibilité quand on a gobé que le salaire avait un coût toujours trop élevé et que le profit était une récompense toujours méritée ? Les travailleurs peuvent-ils relever la tête quand tout est fait, dans la société, pour dissimuler qu’eux seuls rapportent tout par leur travail ? Nous y voilà : le capital ne paie rien, il ne fait qu’avancer et récupérer ensuite avec une plus-value. Mais, depuis longtemps, les bien-pensants de gauche avaient enterré Marx et sa théorie de la valeur-travail, fondement de la critique du capitalisme, d’autant plus pertinente que la financiarisation du système s’emballait. Et nous nous sommes retrouvés nus.

Dès lors, la droite entreprit de nous tailler un costume sur des mesures à elle. Les financiers de Wall Street et les éditorialistes du Financial Times ou des Échos , eux, ont lu Marx. Et Sarkozy aussi, qui a répété inlassablement qu’il fallait travailler pour produire. Il avait raison, pendant que sa rivale s’égosillait sans comprendre la relation complexe entre le travail comme valeur philosophique et le travail comme source unique de la valeur économique. Il y a une cohérence néoconservatrice : seul le travail produit (exact), donc il faut travailler plus, oubliant les dégâts écologiques ; le salaire est un coût (exact en apparence) et, pour ne pas qu’il augmente, on supprime les cotisations sociales sur les bas salaires et sur les heures sup ; les caisses publiques se dégarniront (exact), alors on ne remplacera pas les fonctionnaires à la retraite ; la population vieillit (exact) et, pour ne pas ponctionner les profits, il faut travailler plus longtemps.

Les causes de la débâcle électorale remontent loin. Dans l’abandon, lorsque fleurirent les thèses révisionnistes sur le travail, de tout regard positif et critique à la fois. Ramant à contre-courant, ceux qui plaidaient en faveur de la RTT pour utiliser les gains de productivité étaient soupçonnés de « partage du travail », alors que seule la préférence d’un taux de chômage élevé était malthusienne. Voulaient-ils un plein emploi de qualité ? Ils étaient accusés de productivisme. Or, si l’on en repense les finalités, économiser le travail permettra d’économiser les ressources. Mieux, le travail nécessaire pour pouvoir utiliser celles-ci est un indicateur de leur raréfaction puisque leur valeur augmente au fur et à mesure. Ce n’est donc pas d’un aggiornamento dont les gauches ont besoin, mais d’un retour aux sources.

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