Une ville menacée de noyade

La construction, en Turquie, d’un barrage sur le fleuve Coruh détruirait la vallée de Yusufeli. Des entreprises étrangères, notamment françaises, sont impliquées, au mépris des conventions internationales. Reportage.

Emmanuel Blivet  • 24 mai 2007 abonné·es

Après avoir quitté Trabzon et sa pluie incessante, à l’extrême nord-est de la Turquie, nous nous dirigeons vers Artvin, à 20 kilomètres de la frontière géorgienne. Plusieurs barrages sont déjà construits sur ce tronçon du fleuve Coruh, critiqués pour leur coût et leur faible rentabilité, ce qui n’empêche pas la planification d’une vingtaine d’autres. En remontant le fleuve, nous pénétrons dans une vaste zone de végétation luxuriante. « Welcome to the paradise », indique un grand panneau à l’entrée de Yusufeli, ville de 6 000 âmes nichée au pied des monts Kaçkar, qui la protègent des précipitations venues du Nord. Haut lieu du rafting mondial et base de trekking renommée, la région jouit en effet d’un climat unique permettant deux à trois récoltes annuelles de fruits et légumes, destinées aux besoins familiaux ainsi qu’à la vente.

La construction d’un énorme barrage y est projetée, pour « aider la Turquie à combler son déficit énergétique » , selon le gouvernement. Atteignant 230 mètres de hauteur, avec un débit de 120 mètres cubes à la seconde dans ses turbines et une puissance de 540 mégawatts, il serait, par sa production électrique et son coût ­ 750 millions de dollars, première estimation ­, le troisième site turc. Derrière Ilisu, sur le Tigre, au sud-est de la Turquie, et surtout le barrage Ataturk, pièce maîtresse du projet Gap de construction de barrages du sud-est anatolien, qui a débuté en 1981 et doit s’achever vers 2020, entraînant des hostilités avec la Syrie et l’Irak à propos des droits d’usage de l’eau.

La retenue d’eau du barrage submergerait totalement ou partiellement dix-neuf villes et villages, dont la ville entière de Yusufeli, centre commercial et industriel, point nodal du réseau routier de toute la région, et nécessiterait le déplacement de 30 000 personnes. Le climat serait modifié par la formation du lac, entraînant une mutation radicale des types de cultures ainsi qu’une érosion importante autour de la nouvelle ville, qui serait construite 300 mètres au-dessus de l’actuelle. Il ne resterait aux agriculteurs que des terres arides et escarpées. Le Programme des Nations unies pour le développement, qui vient de clore un projet de protection de la vallée du Coruh, parle de douze espèces animales menacées par l’inondation de la vallée (une seule serait conservée), ainsi que vingt et une espèces de plantes, dont certaines endémiques, sans aucune mesure compensatoire, bien sûr. Le tourisme « nature » disparaîtrait complètement.

Certains, comme Birol Alkan, propriétaire du camping Greenpeace, à l’ouest de la ville, conjurent à leur manière le funeste destin promis à la vallée depuis trente ans. « Je n’y crois toujours pas. J’ai construit mon camping au bord de l’eau, je viens de terminer des maisons suspendues en bois, et des clients ont déjà réservé pour cet été. Si le barrage est vraiment construit ? Nous ferons autre chose, là-haut… »

Les habitants de Yusufeli, représentés par l’association culturelle locale, qui regroupe environ 150 notables dont le maire, dénoncent une consultation « bâclée et inadéquate » , et ont porté plainte pour violation de la loi. Le procès est en cours. L’association déplore de n’avoir pu accéder à l’étude d’impact environnemental du projet, qui aurait pourtant dû servir de base aux consultations. Parlant de manipulation, l’avocat Reçep Akyurek, président de l’association, affirme que la construction des routes reliant les villages entre eux coûterait plus cher que le barrage lui-même, ce qui en dit long sur les conditions de vie futures des habitants. Par ailleurs, un rapport du Département des travaux publics de l’État, disparu depuis, mentionnait l’impossibilité d’utiliser l’emplacement prévu pour la nouvelle ville, trop rocheux et aride. Selon un fonctionnaire local, la grande majorité des habitants de Yusufeli ne resteront pas.

Une partie de la population avait soutenu, lors de manifestations en 2002 et en 2005, et malgré des pressions du gouvernement, un projet alternatif de trois barrages épargnant la ville. Une pétition d’opposition qui avait recueilli 6 000 signatures a été adressée au gouvernement en 2005. Sans réponse. « Le projet datant d’avant 1993, l’étude environnementale n’est pas exigible, selon le gouvernement » , précise Reçep Akyurek.

Plusieurs associations internationales, dont Greenpeace, les Amis de la Terre, le parti Vert néerlandais ou encore l’ONG suisse la Déclaration de Berne, ont fortement critiqué le projet en 2002, puis fin 2006, pour plusieurs manquements, dont l’absence de consultation des femmes et la violation des obligations environnementales et sociales, notamment celles qu’exigent des organisations internationales comme la Banque mondiale ou l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) avant toute participation à un financement. Les Amis de la Terre demandent un moratoire tant que le respect de ces normes n’est pas garanti.</>

Malgré tout, le gigantesque chantier, dirigé par le groupe de BTP turc Dogus, financé par la Turquie et par plusieurs banques françaises, ainsi que par l’Autriche et la Suisse, devrait bientôt voir le jour. La Coface, agence française d’aide aux exportations, a été récemment sollicitée par le constructeur Alstom pour le financement du projet. Côté suisse, le Conseil fédéral a donné en février son accord de principe à l’octroi de l’assurance contre les risques à l’exportation, sollicitée pour la livraison de générateurs.

« La France peut-elle soutenir un projet dans lequel les violations des normes et du droit internationaux sont aussi nombreuses et graves ? s’interroge Sébastien Godinot, des Amis de la Terre. Cela décrédibiliserait complètement ses positions, notamment sa demande de création d’une Organisation des Nations unies pour l’environnement ou le renforcement des critères environnementaux pour les crédits « export » au sein de l’OCDE. » Quinze ONG françaises demandent aujourd’hui au ministère des Finances de rejeter le projet.

Alors que la rentabilité de nombre de ses barrages est douteuse, la Turquie a déjà été condamnée une centaine de fois par la Cour européenne des droits de l’homme, souvent au motif que les compensations exigées lors des expropriations forcées étaient inexistantes ou inéquitables. La construction du barrage d’Ilisu a ainsi été lancée par le Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, en août dernier, en dépit de violentes critiques et de la mobilisation de la population locale, des ONG et du mouvement national kurde.

Enfin, le projet n’a fait l’objet d’aucun accord avec la Géorgie, située en aval du fleuve Coruh [^2]. Il risque donc, à terme, d’entraîner un conflit avec ce pays voisin autour du partage des ressources en eau, sujet extrêmement sensible dans cette région politiquement instable.

[^2]: L’absence d’accord est une violation de deux conventions des Nations unies.

Écologie
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