André Schiffrin : « J’ai continué de me sentir très français »

[De nos archives] L’éditeur américain d’origine française André Schiffrin est mort le 1er décembre. Nous l’avions rencontré en juin 2007, alors qu’il publiait son autobiographie « Allers-retours. Paris-New York, un itinéraire politique ». Voici l’interview qu’il nous avait accordée à cette occasion.

Olivier Doubre  • 14 juin 2007
Partager :
André Schiffrin : « J’ai continué de me sentir très français »
© Allers-retours. Paris-New York, un itinéraire politique, André Schiffrin, traduit de l'anglais par Fanchita Gonzalez Batlle, Éditions Liana Levi, 288 p., 22 euros. À lire également d'André Schiffrin : L'Édition sans éditeurs et le Contrôle de la parole, La Fabrique, 96 p., 12 euros (chacun). Photo : NOTIMEX/FOTO/LUIS MORENO/LFM/ACE/

Pouvez-vous revenir sur l’histoire de votre famille avant l’exil aux États-Unis en 1941 ?

André Schiffrin : Mon livre a été écrit un peu grâce à la Correspondance [^2] de mon père avec André Gide, dans laquelle j’ai appris beaucoup de choses sur la vie de mon père, dont il ne m’avait jamais parlé. En effet, il ne voulait pas me tracasser avec ses inquiétudes ­ qui étaient considérables puisqu’il s’agissait de vie et de mort. Mon père est arrivé en France au début des années 1920 après avoir passé sa jeunesse en Russie. Il est alors devenu éditeur en fondant les éditions de la Pléiade en 1922. Les premières années, il a surtout publié des traductions du russe, qu’il faisait lui-même. Cela lui a permis de rencontrer beaucoup de gens du milieu intellectuel parisien. En 1931, il a lancé la collection de la Pléiade telle qu’on la connaît aujourd’hui. Gide l’a aidé et l’a présenté chez Gallimard, qui a rapidement intégré la collection à son catalogue sous le titre de « Bibliothèque de la Pléiade ».

Mais, en 1940, dès l’invasion des troupes allemandes, il y avait deux institutions que l’ambassadeur Otto Abetz voulait absolument contrôler : la Banque de France et la NRF. C’est très flatteur pour Gallimard, mais cela signifiait que la maison d’édition devait limoger le Juif qui faisait partie de son personnel, c’est-à-dire mon père.

Manhattan, à la fin des années 1950. - AFP

La situation de votre famille devient alors critique, avec votre appartement réquisitionné par les nazis et un départ très difficile pour New York, via Marseille. Quel rôle joue l’exil dans votre approche de la littérature et de la politique ?

Tout d’abord, nous avons eu énormément de chance, comparés à ceux qui ont été arrêtés et déportés. C’est vrai qu’on édite chez The New Press [^3] beaucoup de choses sur l’exil, sur la comparaison entre les exils d’hier et ceux d’aujourd’hui, parce qu’il y a des similitudes importantes. Comme je le raconte dans le livre, j’ai continué de me sentir très français, très gaulliste même, les deux premières années. Mais, aux États-Unis, on s’américanise très vite : à la différence de la France, parler d’un immigré de troisième génération est inconcevable. On ne vous demande jamais d’où vous venez ni qui vous étiez auparavant. Personne ne connaissait la Pléiade, évidemment !

Ce que j’ai essayé de montrer, également, c’est que beaucoup de ceux qui n’acceptaient pas l’Amérique de McCarthy étaient des exilés d’origine européenne. C’est pourquoi, dans les années 1950, quand j’étais à Yale et que je dirigeais une organisation étudiante de gauche, nous nous attendions à être régulièrement interpellés par le FBI. Et encore, nous ne savions pas le pire : le FBI avait un bureau dans chaque grande université !

Cela continue aujourd’hui avec la prétendue « guerre contre la terreur ». The New Press a ainsi publié de nombreux témoignages montrant que des milliers d’islamistes ont été interpellés ces dernières années sans que ces arrestations ne soient vraiment sérieuses puisqu’elles n’ont débouché sur aucun procès.

André Schiffrin s'est fait connaître plus largement en France grâce aux éditions La Fabrique, qui, en 1999, ont publié l'Édition sans éditeurs . Ce pamphlet dénonce l'évolution de l'édition aux États-Unis et en Europe, soumise aux diktats des groupes financiers qui exigent d'importantes marges bénéficiaires à court terme, irréalisables pour ce secteur. Il s'agit là, selon l'auteur, d'une profonde remise en cause du métier d'éditeur, qui devrait, dans cette logique, se limiter à la publication de best-sellers et de « coups » médiatiques. André Schiffrin, face à de tels bouleversements, démissionne ainsi en 1990 de l'importante maison new-yorkaise Pantheon Books (où il travaillait depuis près de trente ans) pour fonder une structure à but non lucratif, The New Press. Observateur attentif du paysage culturel français, il s'inquiète également de la pauvreté du débat intellectuel hexagonal, qui vient s'ajouter à la crise désormais structurelle de l'édition : « En France, outre ces facteurs extérieurs, il se pose une grave question, celle du conformisme intellectuel qui règne actuellement. C'est bien la dernière chose à laquelle un étranger pouvait s'attendre dans un pays connu pour la vitalité du débat intellectuel, la variété de vues dans la culture et la pensée. » Il est à craindre que cette situation ne soit pas améliorée depuis. D'où l'importance de la voix de Schiffrin.
Vous devenez dans les années 1960 l’éditeur de beaucoup d’intellectuels, notamment français, parmi lesquels Sartre, Foucault et Bourdieu. Quels sont ceux qui vous ont le plus marqué ?

Je crois qu’il y a eu trois personnes avec lesquelles je me sentais beaucoup plus intelligent que je ne l’étais. La première est Hannah Arendt, dont j’ai suivi les conférences à la sortie des Origines du totalitarisme , quand j’étais tout jeune, bien avant qu’elle ait un poste à l’université. Ensuite, il y a Noam Chomsky, qui compte selon moi parmi les intellectuels américains les plus fins et les plus critiques. Enfin, Foucault est sans aucun doute l’un de ceux dont je me souviens avec le plus d’émotion. Rien que le fait de lui poser des questions était stimulant intellectuellement, et nous avons eu de passionnantes conversations.

Vous avez suivi la campagne présidentielle française pour l’hebdomadaire de la gauche critique américaine The Nation . Quel regard, en tant que Franco-Américain, avez-vous porté sur cette élection ?

C’était idéal de venir des États-Unis pour observer cette campagne, qui était vraiment une campagne américaine ! Les deux candidats se sont à l’évidence inspirés des méthodes de la vie politique aux États-Unis. Il y avait chez Ségolène Royal de grandes similitudes avec la campagne d’Hilary Clinton : avoir un site web pour discuter avec les citoyens était une idée d’Hilary, qui, elle aussi, a défendu le drapeau il y a longtemps déjà. La droitisation de la campagne de Ségolène Royal est très semblable à celle d’Hilary Clinton. D’autre part, du côté de Nicolas Sarkozy, s’adresser à la « majorité silencieuse » reprend directement une idée de Nixon. Quant à sa politique économique, elle s’inspire de Reagan : on enlève les impôts aux plus riches, on s’aperçoit alors qu’il y a un déficit plus important, et on en conclut qu’il faut amputer les services sociaux !

Ce qui m’étonne, c’est qu’on ait très peu fait ce parallèle ici, qui me semble pourtant facile à pointer. Et, de même qu’en Angleterre ou aux États-Unis, on ne parle pas non plus des résultats absolument désastreux d’une telle politique…

[^2]: André Gide-Jacques Schiffrin, Correspondance 1922-1950, Gallimard, 2005.

[^3]: La maison d’édition à but non lucratif fondée par André Shiffrin.

Idées
Temps de lecture : 5 minutes
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don

Pour aller plus loin…

Qui a peur du grand méchant woke ?
Idées 29 octobre 2025 abonné·es

Qui a peur du grand méchant woke ?

Si la droite et l’extrême droite ont toujours été proches, le phénomène nouveau des dernières années est moins la normalisation de l’extrême droite que la diabolisation de la gauche, qui se nourrit d’une crise des institutions.
Par Benjamin Tainturier
Roger Martelli : « La gauche doit renouer avec la hardiesse de l’espérance »
Entretien 29 octobre 2025 libéré

Roger Martelli : « La gauche doit renouer avec la hardiesse de l’espérance »

Spécialiste du mouvement ouvrier français et du communisme, l’historien est un fin connaisseur des divisions qui lacèrent les gauches françaises. Il s’émeut du rejet ostracisant qui les frappe aujourd’hui, notamment leur aile la plus radicale, et propose des voies alternatives pour reprendre l’initiative et retrouver l’espoir. Et contrer l’extrême droite.
Par Olivier Doubre
Travailler, penser, écrire depuis les quartiers populaires
Idées 24 octobre 2025 abonné·es

Travailler, penser, écrire depuis les quartiers populaires

Face aux clichés médiatiques et au mépris académique, une génération d’intellectuel·les issu·es des quartiers populaires a pris la parole et la plume. Leurs travaux, ancrés dans le vécu, mêlent sciences sociales, luttes et récits intimes. Ils rappellent que depuis le terrain des quartiers on produit du savoir, on écrit, on lutte.
Par Olivier Doubre
Pourquoi les droits des animaux interrogent notre humanité
Droit 23 octobre 2025 abonné·es

Pourquoi les droits des animaux interrogent notre humanité

Depuis 2015, le code civil français reconnaît les animaux comme des êtres vivants doués de sensibilité. Une évolution en lien avec une prise de conscience dans la société mais qui soulève des enjeux éthiques, philosophiques et juridiques fondamentaux.
Par Vanina Delmas