Les esprits du manga

Grâce aux éditions Cornélius, des œuvres du Japonais Shigeru Mizuki
sont enfin accessibles au public français. L’occasion de découvrir un grand dessinateur qui conjugue fantômes nippons et nostalgie enfantine.

Marion Dumand  • 14 juin 2007 abonné·es

Un doux profanateur que Shigeru Mizuki ! Ce mangaka aime à exhumer des mondes disparus, qu’ils soient souvenirs enfantins ou êtres surnaturels. Les uns ne sauraient d’ailleurs aller sans les autres : la madeleine du dessinateur se nomme en effet yokai . Esprits, fantômes, goules, elfes, vampires… Difficile de traduire en français une appellation générique qui, au Japon, regroupe ces créatures étranges et renvoie à leurs origines~: les croyances médiévales.

À 85 ans, père fondateur du manga fantastique et reconnu comme tel au Japon, l’exhumateur se retrouve exhumé. Ou plus simplement découvert en France grâce aux éditions Cornélius. Trois de ses principaux ouvrages y ont été publiés~: 3 rue des mystères, Kitaro le repoussant (le tome 2 vient de sortir, le 3 est en préparation) et NonNonBâ . Ce dernier a d’ailleurs reçu cette année le prix du meilleur album au Festival d’Angoulême. Voilà qui couronne tardivement la rencontre entre l’auteur et les yokai. Largement autobiographique, cette bande dessinée relate en effet l’enfance de Shigeru, son goût pour le dessin et son initiation au monde merveilleux par NonNonBâ (« mémé »). Avec ses yeux immensément ouverts, la petite vieille toute ridée donne à voir au gamin des yokai effrayants ou cocasses. Elle lui apprend à les connaître et à cohabiter avec eux. Et le laisse découvrir que cet autre univers, à défaut d’invalider les souffrances et les pertes bien réelles, peut les adoucir. Tout comme le dessin.

Depuis, la curiosité et l’imaginaire débordant de Mizuki ont puisé à cette double source. « NonNonBâ en connaissait un bout sur les yokai, expliquait-il en 2006 au Japan Times . Mais mon savoir sur ce sujet est venu en grande partie plus tard, quand j’ai lu les travaux de Kunio Yanagida [le premier chercheur à travailler sur les croyances populaires, NDLR] ». Coup de chapeau à un maître ès occultisme traditionnel par un autre. Tous deux ont largement contribué à rendre aux yokai leur légitimité et leur popularité, mises à mal par la modernité occidentale.

Initié en 1959, Kitaro le repoussant rencontre un succès croissant auprès des jeunes Japonais. Engouement jamais démenti jusqu’à présent~: le personnage de Mizuki est toujours le héros de films et de jeux vidéo. Pas si repoussant que ça, Kitaro~? Disons que le personnage a de quoi étonner un lecteur français bercé par les aventures de Tintin. Dernier survivant de la lignée des morts-vivants, chassés de leur terre par l’homme, Kitaro est mis au monde post mortem , s’extrait de la tombe et survit grâce aux bons soins d’un couple humain. Avant de partir lui aussi à l’aventure, accompagné des restes de son père ­ un oeil sur pattes qui loge dans le globe oculaire vide de son fils… Le destin de cet éternel enfant~? Servir de juste intermédiaire entre les deux mondes. Vilipender des yokai trop gourmands de chair humaine, jouer des tours à des humains trop incrédules…

Attention, cependant~: Mizuki n’est pas un nostalgique du grand Japon et des temps anciens. Kitaro est notre contemporain et, s’il organise un duel entre hommes et monstres, c’est autour d’une partie de base-ball~! Nul ostracisme dans ses cases. C’est ainsi que s’y invitent nos sorcières montées sur balais et autres créatures de Frankenstein. Tout au plus, une sacrée défiance perce parfois quant à la science, à la bombe atomique… Une modernité qui broie tout un pan de l’imaginaire. « L’électricité était trop éclatante pour que les yokai lui survivent. L’obscurité, avec un soupçon de lumière, celle des lanternes en papier et des lampes à huile, leur était favorable, et inspira les gens à imaginer des yokai », explique le dessinateur [^2]. En noir et blanc, les planches recréent alors l’environnement propice. Juxtaposent trois plans d’existence ­ le décor, l’homme et le yoka i ­ auxquels correspondent bien souvent un dessin particulier~: précision de la gravure pour le premier, trait lisse et presque schématique pour le second, graphisme tout à la fois épuré et foisonnant pour le dernier. Une cohabitation tumultueuse et magique, grâce au regard de Mizuki, émouvant de simplicité et d’empathie.

Shigeru Mizuki et ses héros partagent cette connivence des survivants. Survivance du souvenir intime, des traditions populaires. De la vie, tout bêtement. Envoyé sur le front Pacifique à 21 ans, seul rescapé de son bataillon, le bras arraché par une bombe, «~adopté~» par une tribu de Nouvelle-Guinée, Mizuki dut réapprendre à dessiner. Il l’a fait. Et ne cesse depuis d’interroger les frontières entre ce qui est, n’est pas ou n’est plus.

[^2]: Japan Times, 6 février 2005.

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