Les Têtes raides : « Écrire une chanson est déjà un acte politique »

D’une présidentielle à l’autre, Christian Olivier, chanteur, auteur-compositeur et accordéoniste, et Grégoire Simon, saxophoniste, s’alarment de la lepénisation des esprits. Et appellent à débattre de la place de la musique dans notre société.

Denis Sieffert  et  Ingrid Merckx  et  Clotilde Monteiro  • 21 juin 2007 abonné·es

(Extraits sonores de l’entretien sur le blog des rédacteurs)

Comment vous informez-vous ? Lisez-vous la presse écrite, les gratuits ou allez-vous plutôt sur Internet ?

Grégoire Simon : Je lis en général Libération et l’Humanité . Je trouve que c’est important de continuer à acheter son journal. J’ai commencé quand j’avais 18 ans, en 1981, en achetant Libé et le Matin en alternance parce que je n’avais pas les tunes pour les deux.

Christian Olivier : Moi aussi, je m’informe en achetant la presse quotidienne. Mais je ne la lis que par intermittence, parce que je finis toujours par saturer. J’ai souvent le sentiment que tout est joué d’avance.

Avez-vous grandi dans un contexte politisé ?

G. S. : J’ai fait mon parcours tout seul. Il n’y a pas eu de transmission familiale.

C. O. : Pour moi, c’est la même chose.

Illustration - Les Têtes raides : « Écrire une chanson est déjà un acte politique »


Marc Melki

Avez-vous suivi la campagne présidentielle de près ?

G. S. : Non, de loin. J’étais sur la tournée du groupe Lombric [^2], à devoir régler des problèmes bien concrets de ferrage et de fourrage. Ce quotidien m’a permis de me tenir à la bonne distance et de ne pas être sous l’emprise des médias. Les sondages niquent la liberté de pensée. Je les trouve asservissants et dangereux. J’en n’ai personnellement rien à foutre de savoir ce que pensent la majorité des Français.

C. O. : La campagne était écrite depuis un certain temps. On a acté par les urnes ce qui s’est passé au premier tour de l’élection présidentielle de 2002. Ce qui nous avait semblé scandaleux il y a cinq ans s’est progressivement banalisé. Et ça n’a pu se faire qu’avec la complicité des médias, qui jouent un rôle de plus en plus dramatique au sein de la société.

Considérez-vous que ce qui était prévisible l’a emporté ?

G. S. : Je dirais que c’est surtout ce qu’on nous a vendu comme étant déjà prévu qui l’a emporté, avec l’aide des sondages. La façon dont ils sont utilisés est proprement scandaleuse.

Cette présidentielle vous a-t-elle semblé pire que la précédente ?

G. S. : Dans le sens où 85 % des Français y ont participé, il y a une légitimité démocratique incontestable, et c’est là que ça craint, car c’est de cette légitimité que vient le danger. Les idées qui avaient triomphé au premier tour en 2002, et qui avaient choqué les Français, sont aujourd’hui largement majoritaires dans l’opinion. Alors que, pendant ces cinq ans, il aurait pu se passer tout autre chose. L’abstention des électeurs de gauche, en 2002, a été scandaleuse. Ils n’ont pas fait valoir dans les urnes leur envie de changement. Même si on peut comprendre une certaine démobilisation due à l’absence de réponses de la part de la gauche sur les dossiers économiques et sociaux ou l’immigration. Mais le vote reste la partie commune de la démocratie. Trop de gens ont cru, à tort, qu’ils pouvaient s’abstraire de cette participation au collectif. Le résultat est dramatique. La peur et la suspicion qu’on nous a vendues sont prégnantes aujourd’hui. Une certaine catégorie de jeunes, les chômeurs, les étrangers sont de plus en plus considérés comme des suspects. On stigmatise des personnes par le biais de l’image, au journal de 20 heures, entre autres.

C. O. : C’est comme si on s’était pris une piquouze au lendemain du 21 avril 2002. La société est dans un état léthargique. La banalisation sans réaction des idées de Le Pen est patente aujourd’hui. En ce qui nous concerne, à part s’attirer des critiques au moment de l’Avis de K.-O. social par ceux qui étaient censés être dans notre camp, c’est peut-être tout ce qu’on a gagné à l’issue de ces cinq ans.

Quel bilan tirez-vous de vos cinq ans d’action au travers de cet Avis de K.-O. social que vous aviez lancé pour réagir au résultat du premier tour du 21 avril 2002 ?

C. O. : Les scissions qu’on déplore à gauche de la gauche en ce moment sont comparables à ce qu’on a pu observer sur le terrain associatif pendant la tournée du K.-O. social ces cinq dernières années. On s’est retrouvés en guerre contre des associations qui ne pensaient qu’à prêcher pour leur chapelle et oubliaient la cause pour laquelle on était tous supposés se rassembler.

G. S. : Certaines associations ont perdu de vue l’intérêt général. Dans les principales villes où l’on s’est rendus, il était quasiment impossible de travailler avec le milieu associatif. Parce qu’on n’était pas du coin, parce qu’on venait du milieu artistique, etc. On était considérés comme des étrangers et suspectés d’ingérence.

Aujourd’hui, éprouvez-vous un sentiment d’échec ?

G. S. : D’échec, non, parce que mener des actions est essentiel. Et l’avoir fait est déjà énorme. Reste un paradoxe : on a dit « non » avec l’Avis de K.-O. social, et on a voté Chirac…

C. O. : On est sortis du bois parce qu’il était nécessaire de réagir au 21 avril. Mais on a dû se rendre à l’évidence : chacun campe un peu sur son lopin. Il est clair que les gens doivent réapprendre à travailler collectivement.

G. S. : Il y a une tendance, aujourd’hui, à perdre de vue la finalité, mais aussi ce que j’appelle l’initialité des choses. Celle-ci passe de plus en plus souvent à la trappe. C’est un problème général qu’on retrouve dans l’industrie du disque ou du cinéma. À un moment donné, s’il n’y a pas un mec qui écrit un film, l’équipe chargée de le tourner n’existera pas. Et c’est pareil pour le disque. Dans la chaîne de fabrication, chacun, qu’il soit artiste ou technicien, veut exister et en vivre le mieux possible. Mais une réflexion globale et collective est nécessaire quand l’intérêt général est menacé. C’est la condition pour s’y retrouver individuellement.

Est-ce dans cet esprit que vous avez imaginé le Chut !, en proposant de faire une heure de silence le jour de la Fête de la musique ?

C. O : En effet, la musique est omniprésente dans notre société, mais de façon utilitariste. Dire qu’elle est devenue un produit d’appel est un poncif. Mais il faut répéter que la musique fait vivre l’économie. Parallèlement, l’industrie du disque est en crise. Mais, contrairement à ce qui est souvent sous-entendu, ce n’est pas pour autant que la musique va s’arrêter. Nous proposons de faire une heure de silence pour déclencher un débat et une réflexion autour de ces questions. Ces dernières conduisent aussi à s’interroger sur le statut des intermittents du spectacle, depuis le protocole de 2003.

Que pensez-vous des dernières déclarations de la nouvelle ministre de la Culture, Christine Albanel, concernant le statut des intermittents ?

G. S. : J’ai surtout retenu le propos étonnant du ministre de l’Emploi, qui a déclaré que le statut d’intermittent pourrait devenir le nouveau code du travail !

C. O. : On va pouvoir lui proposer de faire du château de Versailles le palais des intermittents !

La réalisatrice Pascale Ferran et la chorégraphe Mathilde Monnier ont dénoncé publiquement le fait que l’actuel statut des intermittents favorisait les riches au détriment des plus pauvres. Ce qui a été démenti par la ministre de la Culture, récemment, sur France Inter…

G. S. : C’est vrai que les danseurs sont parmi les premiers visés par le protocole de 2003. Alors que la recherche-développement est indispensable dans ce domaine. Il n’y a pas que les formes d’expression qui génèrent des richesses qui doivent être prises en compte. Ça pose le problème aigu du soutien par l’État de la recherche dans le domaine artistique.

Qui est artiste ? Est-ce celui qui vit de son art ?

C. O. : Je ne crois pas. Quand on est artiste, on ne vit pas tous les jours de son art. On peut être amené à faire tout autre chose pour gagner sa vie. L’immersion totale n’a lieu que dans des périodes bien déterminées.

G. S. : Si la musique n’a pas toujours été ce qui nous a fait vivre, elle est toujours restée pour nous une bulle inviolable.

La musique est-elle un engagement en soi ?

C. O. : Absolument. C’est pour ça qu’aujourd’hui, on se recentre sur notre musique. Notre engagement reste total, car la chanson est politique en soi. Je considère qu’écrire un texte et aller le chanter sur scène est un acte politique. La chanson est d’ailleurs le meilleur repère qui soit pour une époque donnée. C’est une archive qui témoigne de son temps.

G. S. : Sur scène, on ne prend la parole qu’à travers nos chansons. Pendant l’Avis de K.-O. social, on a beaucoup chanté des morceaux comme « Civili », « Fragile », « l’Iditenté » ou « Des accords », par exemple. Il n’y a pas que les paroles qui comptent, mais aussi l’énergie qui se dégage des chansons.

C. O. : De la même façon, un texte ne doit pas obligatoirement être corrosif pour être politique ou engagé. L’engagement est dans la culture et dans la musique avant tout. Parce que la culture est politique. Aujourd’hui, il y a un vrai danger sur le plan culturel. Rénover le château de Versailles, c’est bien, mais il y a aussi une quantité de petites salles en France qui sont en difficulté et dont on ne s’occupe pas.

Le choix des lieux où vous vous produisez est-il important ?

G. S. : Lors de notre dernière tournée pour notre album Fragile, on avait choisi de commencer par ces petites salles de 300 ou 400 places, dont parle Christian, les Smac [^3]. Alors qu’économiquement on aurait dû se cantonner à des lieux plus grands. Mais c’est vraiment stimulant de jouer dans de tels endroits. À chaque fois, on implique une équipe qui est employée localement par la municipalité ou une association. Nous sommes invités par des personnes pour qui c’était un vrai choix collectif d’organiser un concert avec les Têtes raides. La démarche est politique de part et d’autre.

C. O. : Cela s’inscrit d’ailleurs dans la continuité des concerts qu’on a faits dans des lieux inhabituels comme les cinémas ou les théâtres, au début des années 1990. On a drainé dans ces salles un public rock qui n’y avait, quelques fois, jamais mis les pieds. Décloisonner le monde de la musique classique, du jazz et du rock, c’est aussi notre façon de nous engager.

Vous êtes toujours chez une major, la Warner. Pourquoi ne pas avoir fait le choix de l’autoproduction ?

C. O. : On aurait pu aller chez un label indépendant ou nous autoproduire dans Mon Slip, le label qu’on a créé avec Grégoire. Mais, pour nous, il n’y a pas photo. La qualité de travail dont on bénéficie chez Warner fait qu’on n’a, pour l’instant, pas envie d’en partir. Mais c’est aussi parce que cette major respecte totalement notre liberté artistique.

G. S. : Pour ma part, je continue de m’interroger sur l’autoproduction. J’y vois un risque d’autarcie. Je crois qu’il faut être vraiment balèze pour être performant sur la longueur quand on n’a pas un regard extérieur sur ce qu’on fait.

C. O. : Je trouve que c’est remarquable, quand on s’autoproduit, d’aller jusqu’à l’autodistribution, comme Les Ogres de Barback, parce que c’est quand même là le noeud du problème. Mais nous, on a toujours pensé qu’un regard extérieur était indispensable pour nous permettre de nous renouveler. On a besoin de se confronter au monde extérieur.

Vous évoquiez votre chanson « l’Iditenté », écrite avec Noir Désir. Vous sentez-vous orphelins depuis l’arrêt tragique de ce groupe, qui, comme les Têtes raides, était une locomotive du rock engagé ?

G. S. : À certains moments, on aurait apprécié qu’ils soient à nos côtés. On essaie de ne pas perdre notre énergie.

C. O. : Je ne sais pas si les Têtes raides est une locomotive. On essaie surtout d’envoyer quelques messages, un peu de musique et un peu d’énergie. Et pour le reste, on met surtout du charbon dans la loco, pour que ça avance.

[^2]: Grégoire Simon est le manager de Lombric, un groupe de musique rurale produit par le label de Têtes raides, Mon Slip, actuellement en tournée à pied et avec des ânes à travers la France (voir Politis n° 948).

[^3]: Scènes de musiques actuelles.

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