Hors du rang des assassins

Premier roman du Hongrois Attila Bartis à paraître
en français, « la Tranquillité » est le récit d’une lutte sanglante et presque folle contre le silence.

Ingrid Merckx  • 19 juillet 2007 abonné·es

Il y a un monde entre « turentresquand » et « oùétaistu » . Un monde qu’elle ne veut plus voir. Depuis que sa fille violoniste, Judit, est passée à l’Ouest ; qu’elle a, à cause d’elle, subi les foudres du pouvoir et vu sa carrière anéantie ; qu’elle a, de fureur, renié et faussement enterré la fuyarde ; et qu’elle vit recluse chez elle, sans sortir jamais. Voilà quinze ans que l’ex-grande actrice Rebeka Weér n’a pas mis le nez dehors, « les saisons s’étaient succédé, le Danube était entré en crue et un empire de honte s’était effondré ». Voilà aussi quinze ans que son fils s’occupe d’elle et se fait martyriser. Judit, sa jumelle, est partie, son violon sous le bras. Lui est resté, spectateur et pivot d’un drame familial qui est d’abord son drame. Parce que sa mère l’obsède, le ronge, l’aspire. Mère maquerelle, cruelle et croquemitaine. Mère fardeau, incestueuse et funeste. Il a bien tenté de fuir. Mais il rentre chaque fois : « Oùétaistumonfils ? ­ J’avais à faire ma mère. » Il s’est mis à écrire des cartes postales de la main gauche, prétendant qu’elles étaient de sa soeur. Et des histoires de la main droite, entendues « par-ci par-là » . Des bouts de sa vie entre une fausse morte et une fausse vivante. Des morceaux, des fragments, qui se succèdent souvent sans transition. Sans chronologie, surtout. Sa nuit avec une prostituée fanée qui séquestre des oiseaux dans sa mansarde. Le jour où il a fait croire à sa mère qu’il était aveugle. Ses errances dans Budapest. L’enterrement de Judit. Ses départs de la ville, sans billet de retour. Les agressions maternelles : « c’estquoicessaloperiesmonfils ? » Sa rencontre avec Eszter. « Je devrais m’enraciner, pensai-je, comme un chêne, pensa-t-elle, plutôt un cèdre, ça vit plus longtemps, pensai-je, je t’aime pensa-t-elle, tais-toi, pensai-je, je n’ai fait que penser, pensa-t-elle… »

La Tranquillité, premier roman traduit en français d’Attila Bartis (lauréat du prix Sandor Marai en 2002), est l’histoire d’une lutte contre le silence. Une lutte effrénée, à voir tous les chemins que le narrateur emprunte pour arriver au dire. « Je me consolais en me disant que je l’écrirais un jour, parce que quand on n’ose pas frapper, on a tendance à considérer l’écriture comme une sorte de fouet ou de nerf de boeuf. » Il fouette donc à tout-va, chaque coup faisant jaillir un nouveau souvenir, une nouvelle scène, une salle d’un genre nouveau dans son terrible labyrinthe. Particularisme : ces mots collés ­ « jeuetmusiquesendixminutes » ­ qu’il fait s’abattre dans le texte. Mais la violence, dans ce roman, s’épanche surtout dans les mots, et les gestes qu’ils peuvent conduire quand l’hystérie en vient à flirter avec la perversion. Plus il s’agit de sexe et plus le narrateur se pique de faire cru, suffocant, juteux. « Dommage de confondre vulgarité et sincérité », commente sa compagne, qui relit avant publication. Lui dit qu’il ne confond pas, qu’il écrit « avec son sang » comment les hommes sont des bêtes. Qu’il « écrit pour ne pas tuer ». Ce n’est pas une question de morale, comme la société hongroise, très religieuse, pourrait le laisser attendre, ou de politique, entre l’effondrement du pouvoir communiste et l’avènement de la République, mais de santé mentale. Quoique…

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