Île de rêve ? Pas si simple…

Au milieu d’un immense lac artificiel dans le sud du Mexique, la petite île de Soyaltepec abrite une coopérative d’écotourisme. Malgré un cadre propice, le développement du projet se heurte à la précarité des habitants.

Yoran Jolivet  • 26 juillet 2007 abonné·es

Vous allez à Soyaltepec ? Quelle chance, ils cuisinent des poissons énormes et succulents ! » Il est 6 heures du matin dans une petite ville du sud-est mexicain. Changement de bus. Le regard troublé par le sommeil et les oreilles bouchées du fait de la longue descente effectuée depuis Mexico. La remarque de la serveuse n’est pas anodine. Il y a quelques décennies, on ne parlait pas de poisson dans la région, et pour cause : il n’y avait pas d’eau. Mais, dans les années 1950, l’État mexicain a décidé d’inonder le bassin du Papalopán pour réaliser un des lacs artificiels les plus grands du pays, source d’énergie hydroélectrique.

Les milliers d’Indiens mazatèques qui vivaient sur place ont été expulsés et relogés dans les environs à l’exception de quelques irréductibles qui sont restés sur les sommets des collines. Ayant perdu une grande partie de leurs terres, ils ont appris l’art de la pêche. Aujourd’hui, cette vallée immense qui borde la sierra d’Oaxaca forme une petite mer intérieure de 32 km sur 16. Mille sommets sont ainsi devenus des îles. Certaines ne dépassent pas la taille d’un jardin avec un arbre solitaire, mais les plus grandes mesurent plusieurs kilomètres et sont recouvertes d’une jungle épaisse. Sur certains îlots, on peut trouver une parcelle de maïs, quelques vaches en train de paître ou la maison d’un acariâtre solitaire… De taille intermédiaire, l’île de Soyaltepec héberge le plus grand village du lac, où vivent 300 familles, soit 1 400 habitants.

Le cadre naturel et l’histoire singulière du lieu ont favorisé l’éclosion d’une coopérative d’écotourisme local, qui se concentre dans cinq cabanes construites en planches et en feuilles de palmes. Les toilettes sont sèches et la douche se réduit à une écuelle et une grande bassine d’eau. À l’origine de ce projet : le gouvernement, à travers la Commission nationale pour le développement des peuples indigènes (CDI), et Bioplaneta, une ONG mexicaine. En 2000, la CDI a débloqué 300 000 pesos (21 500 euros) pour financer la construction des cabanons, et Bioplaneta s’est occupé de former des volontaires.

La coopérative a démarré avec vingt villageois, mais, les touristes tardant à venir, ils ne sont plus que sept aujourd’hui. « Au début, les gens ont vu les financements arriver, ils étaient très motivés, explique Efrén Ventura, son responsable *. Mais les ressources venant à manquer, beaucoup ont abandonné.* » Membre de la coopérative jusqu’en 2005, Bartolomé Reyes ajoute : « Elle réclamait beaucoup de présence pour peu de revenus. » Sans compter que, pour équiper la cuisine du petit restaurant, la coopérative a dû contracter un crédit de 139 400 pesos (10 000 euros). Le peu de revenus générés est actuellement avalé par le remboursement de la dette.

Principale difficulté : à peine quelques dizaines de touristes se rendent à Soyaltepec chaque année. Le réseau de Bioplaneta s’occupe de faire connaître le projet, mais l’opération de diffusion peine à donner des résultats. Ce que Mariana Perez, coordinatrice de l’écotourisme au sien de cette ONG, peine à comprendre : « La majorité des projets sont viables s’ils ont un environnement naturel et une culture forte, et c’est le cas à Soyaltepec. »

Certains mettent en cause l’éloignement. Il faut en effet quelques heures de bus puis un trajet en barque pour arriver au village. Mais cela ajoute aussi au charme local. En outre, aucun gaz d’échappement ne vient polluer l’atmosphère, et toutes les rues sont couvertes d’herbe bien verte, tondue quotidiennement par les ânes, les cochons, les dindons, les poules et les chevaux qui se promènent librement. Autre hypothèse : le prix de la location des cabanes ­ 28 euros pour 4 personnes, 18 euros pour 2 ­, plus élevé que dans d’autres zones de l’État d’Oaxaca. L’écotourisme coûte forcément plus cher que le tourisme de masse, mais ces tarifs non compétitifs privent peut-être l’île de voyageurs plus routards, plus jeunes et susceptibles de rester pour de plus longs séjours.

Il est vrai, aussi, que l’écotourisme pratiqué sur cette île ne répond pas aux même exigences de tourisme écologique et solidaire que celles observées en Europe. Les activités proposées ont trait à la culture et à l’environnement (pêche, sentiers d’interprétation avec des histoires sur la nature), et il est prévu qu’une part des bénéfices revienne à la communauté, quand bénéfices il y aura. Mais il est difficile d’aller au-delà. Efrén Ventura reconnaît lui-même qu’il ne connaît pas « les concepts de tourisme alternatif et d’écotourisme. » Pour Bioplaneta, l’écotourisme défend « un développement durable qui passe par la protection de l’environnement et la culture d’un lieu » . Mais cette définition s’applique mal à la réalité du village de Soyaltepec, qui connaît une situation de grande pauvreté : il n’y a pas d’eau courante et on compte un seul téléphone pour 1 400 habitants. Les gens vivent principalement en autonomie alimentaire : ils cultivent le maïs et pêchent de temps en temps. De nombreux détritus jonchent le sol, et chaque famille brûle ses poubelles devant chez elle. Dans ce contexte, il est difficile d’imaginer comment inciter chacun à restreindre la coupe de bois et la chasse d’animaux sauvages. Idem pour le regroupement de plastiques en vue de leur évacuation. L’urgence l’emporte sur toute vision à long terme.

L’écart entre le concept d’écotourisme vendu en agence et la réalité sur le terrain tient de l’évidence. « Il n’y a pas de travail, nous sommes coincés par les eaux avec très peu de ressources » , entend-on fréquemment. Les départs vers les rives du lac et les grandes villes sont massifs. Pour ceux qui restent, tous les stratagèmes sont bons pour s’en sortir. « Si on propose des activités proches de la nature et en lien avec notre culture, c’est parce que cela plaît aux touristes » , reconnaît Raymundo Antonio, un des guides de la coopérative. Pour cette équipe, l’écotourisme est donc d’abord une opportunité économique. Mais, par ce biais même, il est possible qu’il parvienne à servir des ambitions de tourisme plus juste et plus écologique en générant une forme de revenus moins nuisibles que d’autres modes de subsistance. De quoi introduire un peu de complexité dans la vision manichéenne qui oppose l’indigène vivant en symbiose avec la nature et luttant pour ses droits, avec l’indigène insouciant et incapable de s’en sortir… Les Mazatèques de Soyaltepec montrent qu’ils cherchent leur chemin entre ces deux extrêmes, en tentant compte des réalités de leur société, et loin, en effet, de nos concepts occidentaux.

Temps de lecture : 6 minutes