Jeux sans frontières

Avec sept millions d’utilisateurs sur la planète, la plateforme virtuelle Second Life constitue un nouvel espace de création et de communication.
Son impact marketing et politique dépend grandement de qui s’en empare.

Ingrid Merckx  • 26 juillet 2007 abonné·es

Envie d’un autre monde ? Depuis quatre ans, Second Life fait figure, pour les internautes, de nouveau territoire de fantasmes. Moins un nouveau continent, en fait, qu’un univers parallèle *. « « Virtuel » est une mauvaise traduction de l’anglais induisant l’idée que ce monde n’existe pas,* remarque Thierry Maillet, consultant, chroniqueur et enseignant, qui travaille sur les relations entre consommation et citoyenneté [^2]. Or, il existe, sur Internet. Il vaudrait mieux dire numérique ou digital : tout le monde comprend qu’une photo numérique existe réellement, mais sous une autre forme. » Une précision quasi inutile pour les habitués de la toile, qui ont intégré la perméabilité des frontières entre le réel et le virtuel depuis belle lurette. Et voient l’occasion de réaliser, dans Second Life, ce qu’ils ne peuvent pas faire dans la « vraie vie » .

À commencer par s’inventer un « avatar », une sorte d’autre soi modulable, semblable ou différent, à tête d’animal, bien roulé, avec des ailes dans le dos, c’est selon. On choisit son sexe, sa taille, sa couleur, sa dégaine… Rarement laid, l’avatar correspond généralement à une vision idéalisée de son créateur. Plus une extension qu’un double, donc, mais indispensable pour pénétrer dans ce (non)lieu d’une seconde vie.

L’opération est gratuite et a priori sans douleur. C’est comme s’ouvrir un compte sur un serveur, avec une identité graphique en trois dimensions qui bouge, ne mange pas, ne boit pas, mais peut danser, voler, aller au cinéma, jouer au casino, chevaucher un dauphin, avoir des relations sexuelles… et s’épanouir surtout dans la rencontre avec d’autres avec qui tchater à perdre haleine. Second Life, « média social » , résume Émilie Labidoire, chef de projet pour l’institut d’études marketing Repères. « Un nouvel espace de sociabilisation, un accélérateur de liens, qui mobilise l’imaginaire », ajoute Thierry Maillet.

« Second Life est un espace de création et d’expression où tout part de soi, explique Idriss Nouar, directeur en ingénierie chez SecondWeb, société spécialiste des nouvelles technologies de communication sur Internet. La première activité consiste donc à se façonner une apparence. » Premier virage à négocier : soit on est assez débrouillard pour se créer des vêtements en 3D, soit on court en acheter. Car plusieurs enseignes venues du monde réel ont ouvert une boutique sur ce grand marché vituel : Dior, Adidas, IBM, Toyota, Aloft, Warner… On y trouve aussi des médias, Reuters, la BBC, MTV ; on y assiste à des concerts, des défilés de modes… Tout pour alimenter le buzz : entre juin 2006 et juillet 2007, Second Life est passé de 280 000 « résidents » à 7 millions, dont une majorité d’Américains et 8 % de Français. Une source non négligeable de nouveaux clients à séduire. Surtout quand ils sont armés de Linden dollars, la monnaie locale, qui peuvent être convertis en billets verts (et inversement) et donc réellement encaissés ! Le jeu génère sa propre économie planétaire (5 millions d’euros de masse monétaire en février). Le taux de change est fixé « arbitrairement » par l’éditeur de Second Life, Linden Lab, société californienne qui a fait éclater le carcan des jeux en ligne en lançant, en mars 2002, ce concept de plateforme ouverte en permanence et « persistante », c’est-à-dire continuant d’évoluer même déconnectée. La principale source de revenus de Linden Lab provient de la vente de terrains sur Second Life, des « îles », joli nom pour signifier l’achat d’une place-mémoire sur un serveur. Tout est géré depuis le siège de la société, à San Francisco. Propriétaire du système ou maître de la matrice ? Si Linden Lab procure le canevas et les outils, et assure la maintenance technique, le contenu de la plateforme est librement géré par les avatars, à qui elle cède la propriété intellectuelle sur les objets qu’ils fabriquent, et vendent. Sauf barrière technique ou gros bug, l’avenir de Second Life dépendrait de ceux qui la fréquentent. Ou s’en emparent. D’où la question cruciale du « qui contrôle ? »

Les résidents de Second Life sont à 60 % des hommes, âgés de 18 à 35 ans, adeptes de nouvelles technologies. Pour Idriss Nouar, « Second Life répond à cette communauté d’internautes qui en ont assez qu’on leur impose ce qu’ils voient et décident de créer eux-mêmes le décor dans lequel ils évoluent, et les objets qu’ils utilisent. En cela, c’est un outil hallucinant » . Et de citer cet avatar qui s’est filmé en train de construire une fantastique guitare digitale. Une utopie d’artistes, Second Life ? Probablement, pour les quelques « supernautes » qui maîtrisent plusieurs langages informatiques et trouvent là le lieu d’exposition de délires en 3D. Pour les autres, c’est quand même surtout l’occasion d’avaler une forte dose supplémentaire de publicités.

« Les avatars aiment les marques » , conclut une étude réalisée par Repères. « Mais pas le marketing offensif , tempère Idriss Nouar ; quand American Apparel a exposé dans sa vitrine des mannequins dans des poses lascives, il y a eu une manifestation d’avatars mécontents devant le magasin. » Selon lui, le problème sur Second Life c’est, comme partout sur Internet, le développement de la pornographie. Début juin, Familles de France a d’ailleurs attaqué en justice Linden Lab et ses fournisseurs d’accès (Free, Neuf Telecom et Orange), pour réclamer le verrouillage aux mineurs du site « sulfureux ». Mais le tribunal a débouté l’association : les logiciels de contrôle existent, tout comme le Second Life « spécial mineur ». Même s’il est peu fréquenté. Il faut, en outre, une carte de crédit pour y entrer.

Chaque nouveau venu sur Second Life, s’engage à respecter un code de conduite, qui reprend des interdits classiques : diffamation, harcèlement, violence, attentats à la pudeur, troubles de l’ordre, etc. En cas d’écarts, Linden Lab peut exclure un avatar (en fermant son compte). Sinon, chaque propriétaire est maître chez lui et peut bannir qui bon lui semble de son île. Pour Thierry Maillet, « l’esprit est plus soixante-huitard qu’on pourrait le penser ». Les espaces communautaires sont rares. Mais, à en croire les connaisseurs, le système s’autorégulerait de lui-même. Exemple : quand le Front national y a ouvert un local, une foule d’avatars se sont donné rendez-vous devant, munis de pancartes « Ban the FN out of SL » . Pas question de laisser l’extrême droite envahir (aussi) ce terrain-là. D’autres partis ont flairé l’aubaine : pendant la campagne présidentielle, Ségolène Royal, Nicolas Sarkozy et François Bayrou s’y sont également implantés. « En 2006, Désirs d’avenir a ainsi incarné jusqu’aux États-Unis un nouveau modèle de participation politique », signale Thierry Maillet, qui ne comprend pas que « la gauche », José Bové ou Attac aient tourné le dos au réseau virtuel .

Est-il encore temps ? Certains annoncent déjà la mort de Second Life, menacée de saturation, concurrencée par d’autres plateformes, ou vouée à s’évanouir comme n’importe quel phénomène de mode. Mais d’autres parient sur ses potentialités, comme Accenture, qui a été, le 18 juin, la première société à faire passer des entretiens d’embauche à des avatars, avant de recevoir leurs propriétaires « de visu ». Certains gagnent de l’argent sur Second Life, mais guère plus de 300 comptes dépasseraient les 750 euros. Dans ce monde de promotion immobilière, dépourvus de règles et de possibilités de recours, les petits jobs sont légions, mais il n’est pas encore possible d’occuper un emploi. Cela pourrait venir.Si Second Life devenait un nouveau navigateur Internet, il serait alors possible d’acheter un billet de train via son avatar. Mais la question brûlante, aujourd’hui, est celle de la qualité de cet espace : public ou privé ? Certains plaident pour l’open source, qui permettrait aux utilisateurs de prendre possession de l’outil, sur le même principe que l’encyclopédie en ligne Wikipédia. Vaste débat qui repose le problème de la propriété sur Internet. Pour l’heure, c’est encore Linden Lab qui tient les manettes. Alors, soit ce monde-là s’éteint de lui-même, soit, pour le modifier à son goût, il faudra s’y rendre.

[^2]: La Génération P : de la société de consommation à la société de la participation, Thierry Maillet, M21 Éditions.

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