Le cri des enfermés

L’historien Philippe Artières* relate comment la parole des personnes emprisonnées ou hospitalisées a pu se libérer et infléchir les pratiques des institutions carcérales, asilaires et hospitalières.

Philippe Artières  • 26 juillet 2007 abonné·es

En mai, les cortèges passèrent au pied de leurs murs dans la plus grande indifférence~; on rêvait de jouir sans entraves, on revendiquait plus de liberté, mais ce qui se passait dans les institutions carcérales, asilaires ou hospitalières ne mobilisait pas les acteurs de la « Commune » étudiante. Il y avait bien des étudiants en droit et en médecine, mais les prisons qu’il fallait abattre, c’étaient l’université et l’usine, pas les maisons centrales. Les gardiens qu’il convenait de renverser étaient les mandarins et les patrons.

Pourtant, à partir de l’année 1971, se produit derrière les murs, qu’il s’agisse de ceux des hôpitaux ou des prisons, un vaste mouvement qui fait vaciller un instant ces solides institutions, et surtout interroge les pratiques dont elles sont le théâtre. Sur le drap que les mutins de la prison de Nancy montrent du toit le 15 janvier 1971, est inscrit sommairement, non pas un slogan révolutionnaire, mais les mots « On a faim » . Ce cri, que les prisonniers adressent au monde libre, dévoile de façon quasi inédite une réalité intolérable, comme les lignes écrites par des patients d’hôpitaux psychiatriques, qui disent l’enfermement, la souffrance des internés, et qui cette même année commencent à sortir des institutions.</>

Est-ce à dire que 68 est passé à côté des damnés de la terre, des réprouvés des sociétés démocratiques occidentales, et que ceux-ci se sont soulevés seuls~? Ou, au contraire, doit-on considérer leur insurrection comme participant du mouvement de Mai68~? L’enjeu est de taille, car ce ne sont plus seulement les institutions de savoirs qui sont mises en cause, mais les fondements même des sociétés du second XXe siècle~: la Justice et la médecine. Plus encore, c’est la nature du mouvement qui est en jeu~: en refusant d’articuler un certain nombre de luttes locales au mouvement de Mai, on en désamorce la force de dérangement, on en fait un événement folklorique, un épisode aussi délirant que futile. En revanche, penser ensemble les occupations d’usines, le mouvement estudiantin, les Comités d’action lycéens, les mobilisations en détention et en psychiatrie et les combats du Mouvement de libération des femmes et du Front homosexuel d’action révolutionnaire, penser ensemble ces revendications, c’est admettre qu’à un moment donné le sol a tremblé sous nos pas, c’est admettre que les années juste après 68 ont été le théâtre d’une problématisation de première importance que l’on ne peut balayer d’un revers de main. C’est donc essayer de comprendre cette période d’histoire collective où ce qui était évident ne le fut plus, où l’ordre des choses fut questionné.

Si, au lendemain de son élection, Valéry Giscard d’Estaing visite les prisons de Lyon, serre la main de détenus et promet une réforme pénitentiaire, quelque chose d’autre s’est passé~: la prison, l’hôpital et nombre d’institutions qui composaient le paysage démocratique de l’après-guerre sont devenus visibles, sont entrés dans le champ du politique, pour désormais ne plus en sortir. Les détenus, les internés, les femmes, les homosexuels, les immigrés se sont constitués en acteurs du politique, quelque chose s’est produit qu’une réforme, des accords ne peuvent neutraliser~: des individus ont inversé un ordre~; ils ont pris la parole, cette parole qui jusqu’alors leur était confisquée.

Cette prise de parole, là encore, il ne s’agit pas d’en faire une sorte de vignette, une image d’Épinal de 68 mais de comprendre comment elle s’est opérée, ce qu’elle a produit. La singularité de ce qui était en train de se passer avait été soulignée, dès l’automne 1968, par l’historien Michel de Certeau. Il ne s’agissait pas d’un brouhaha assourdissant, mais d’une nouvelle distribution de la parole. Ainsi, de façon exemplaire, les prisonniers en révolte au cours de l’hiver 1971-1972, comme les internés quelques mois plus tard, ne rédigent pas une liste de revendications improbables, mais deviennent les savants de l’institution dans laquelle ils se trouvent~: ils produisent du savoir. C’est ce savoir, né de l’expérience et de sa mise en commun, qui constitue l’essentiel du discours des prisonniers~: ils parlent des difficultés de cantiner, ils disent les violences dont ils sont l’objet de la part des surveillants, ils insistent surtout sur l’impossibilité dans laquelle ils sont d’assurer leur défense. Car cette prise de parole n’est pas esthétique, elle vise à la reconnaissance de droits. Quand les prisonniers écrivent « On a faim », ce qu’ils revendiquent c’est de pouvoir manger à leur faim, mais aussi le droit à disposer librement de leur corps à travers l’alimentation (or, on sait combien l’alimentation peut être support d’identité)~; de même, quand ils dénoncent la guillotine sexuelle, ils ne réclament pas une réforme créant des parloirs sexuels mais ils mettent en évidence que l’emprisonnement n’est pas seulement une privation de liberté de circulation mais d’un droit à l’intimité. De même, les malades, à travers le Groupe information asile et le Groupe information santé, donnent à voir, à partir d’une analyse fine, presque banale, de leur vie quotidienne, la carte de l’intolérable ordinaire.

Loin du scandale des affaires, de ce qui fait du bruit, la parole des années autour de 1968 énonce ce qui est là et qui était en deçà des discours. Il se dit dans les assemblées générales, dans les groupes, dans les discussions qui se forment, un infra-ordinaire tenu jusqu’alors dans le silence, ce silence qui constitue le ciment des institutions. Soudain, la parole s’est mise à circuler, à produire des espaces, à ouvrir des perspectives. Que le couvercle se soit refermé ne signifie pas que cette prise de parole n’a pas porté et qu’elle n’est pas aujourd’hui encore active dans notre actualité~: en témoignent les luttes pour l’information et pour les droits des usagers, ainsi que les mobilisations de savoirs collectifs.

Société
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