Le feu aux poudres

Les étudiants n’ont pas seulement servi de détonateur à la grève générale. Ils ont aussi posé des questions qui demeurent au cœur de l’héritage de Mai 68. Retour sur l’histoire d’une jeunesse moins marxiste que libertaire.

Denis Sieffert  • 26 juillet 2007 abonné·es

C’est une formule bigrement dialectique, peut-être marxiste ou hégélienne, mais qui a en tout cas le mérite de mêler comme il faut l’anecdote à la grande histoire~: « Le contingent révèle le nécessaire. » Autrement dit, il ne suffit jamais qu’un pays soit au bord de l’implosion pour que l’implosion ait lieu. Il faut toujours ce petit événement apparemment accidentel, cette étincelle « qui met le feu aux poudres ». Eh bien, Mai68, c’est d’abord cela~: un enchaînement de bourdes politiques et policières qui ont tôt fait de transformer en émeutes une vague agitation. Si bien que l’on n’en finira jamais de s’interroger~: la révolte étudiante aurait-elle eu lieu si le doyen de la faculté de Nanterre, Pierre Grappin, n’avait pas décidé de faire comparaître devant un conseil de discipline huit étudiants un peu « agités », dont René Riesel et Daniel Cohn-Bendit~? La révolte aurait-elle eu lieu si le recteur Roche, de l’académie de Paris, n’avait pas requis la police pour faire interpeller, dans l’enceinte même de la Sorbonne, la centaine d’étudiants qui y tenaient meeting en solidarité des huit de Nanterre~? Deux gaffes qui sont curieusement l’oeuvre de grands universitaires, et non de la hiérarchie policière, réticente au contraire à intervenir.

Illustration - Le feu aux poudres


Le 6 mai 1968, rue Saint-Jacques. Les Parisiens croient voir des scènes de guerre civile. AFP

Voilà donc les petits événements qui, en quelques heures, ce 3 mai 1968, embrasèrent le Quartier latin. Le contingent qui révéla le nécessaire. Il y faut ajouter un troisième élément qui fit rapidement monter les enchères~: la violence spontanée des policiers dès les premiers heurts avec les manifestants sortis dans la rue pour demander la libération de leurs camarades. On voit l’engrenage. Un doyen qui sanctionne à l’excès une poignée d’étudiants frondeurs~; un recteur qui prend peur face à un meeting qui était un échec~; et des policiers qui, aux premières heures du crépuscule, embarquent massivement dans leurs fourgons et donnent rageusement de la matraque boulevard Saint-Michel et autour de la Sorbonne. Ainsi a commencé « Mai68 ». On pourrait presque s’en tenir là, avec cette lecture possible de l’histoire qui fait la part belle à l’erreur humaine.

Mais, comme toujours face à des événements complexes, une seule explication ne suffit pas. Un autre élément nous invite à fouiller plus en profondeur~: l’incroyable violence de ces premières heures de manifestations improvisées. Car s’il y eut violence policière en ce début de soirée dans le Quartier latin, il y eut aussi violence étudiante. Une violence bien plus imprévisible de la part de ces jeunes gens pour la plupart peu habitués à en découdre avec les CRS. Àce sujet, tous les témoignages concordent. Les coups de matraque en aveugle qui frappent aussi bien les passants que les manifestants ont eu deux effets~: les étudiants encore indifférents à la protestation rejoignent ceux qui font déjà le coup de poing, et une colère éruptive se transforme en quelques instants en violence collective. Très vite, les premiers pavés sont déterrés, place du Luxembourg des voitures sont mises en travers, et une barricade est érigée. Dans l’histoire, ce sont les policiers qui sont les plus étonnés. À plusieurs reprises, les charges étudiantes les font refluer. Les CRS, qui n’avaient jamais vu ça, relèvent leurs premiers blessés sur le champ de bataille. Les charges sporadiques sont menées au cri de « CRS SS » , qui restera emblématique du mouvement de mai. Ce slogan, s’il nous paraît non seulement ridicule mais déplacé aujourd’hui, il faut l’entendre d’abord comme un cri de guerre qui donne du courage dans l’affrontement face à une masse sombre de policiers parfois totalement livrés à eux-mêmes, et à leur haine de cette jeunesse « de bonnes familles ».

C’est cette violence immédiate, et inattendue, qu’il nous faut interroger. Elle ne fait pas que renvoyer leurs excès aux policiers. Elle exprime quelque chose de plus profond. Un ras-le-bol social, au sens large du terme. Dans ces premières heures d’émeutes, les policiers incarnent aux yeux des jeunes tout ce que la société peut avoir de haïssable. Un ordre désuet, un État jacobin, autoritaire et omnipotent. Des hiérarchies étouffantes fondées sur une morale d’un autre âge. Des structures sociales qui n’ont pas suivi les évolutions du monde.

Quels qu’aient été ses prétextes et ses circonstances, l’explosion de mai venait de loin. S’il était impossible de la prévoir et d’en imaginer les échéances et les formes, il était au moins à la portée d’un observateur moyennement averti de déceler le malaise. Car les signes annonciateurs (auxquels on ne donne évidemment leur sens qu’a posteriori) avaient été nombreux. Depuis le début de l’année, l’université avait été le théâtre de plusieurs mouvements de mécontentement. La toile de fond, comme souvent, est sociale, mais aussi démographique. En huit ans, le nombre d’étudiants a doublé, dépassant les cinq cent mille en 1968. Celui qui deviendra un « soixante-huitard » est d’abord un « baby-boomer », de cette génération née dans l’après-guerre. Cette évolution, aggravée par l’arrivée dans nos villes d’un million de « rapatriés d’Algérie » et d’une vague d’immigrés en quête d’emplois dans l’ancienne puissance coloniale, a rapidement transformé le pays.

Les années1960 sont les années des cités champignons. La vie universitaire n’échappe pas à ces bouleversements. Les « cités U » de Nanterre ou d’Antony, pour parler des plus emblématiques, sont rapidement inadaptées. Lieux de misère et de solitude pour beaucoup. Lieux d’interminables discussions pour d’autres qui refont le monde, entre deux disques des Beatles, des Stones, du groupe psychédélique Jefferson Airplane, des Doors, et de Pink Floyd… Un monde qui, il est vrai, n’était déjà pas très beau, mais plus simple sans doute à déchiffrer que le nôtre. C’était le monde des blocs et surtout de la guerre du Vietnam. Après la guerre française en Algérie, une génération nouvelle se politisait en manifestant contre la « sale guerre » américaine au Vietnam, le napalm, les défoliants qui mettaient à nu ce peuple de la forêt pour en faire ensuite la proie des bombardements, comme allait les restituer quelques années plus tard Francis Ford Coppola dans Apocalypse Now . Depuis 1965, les « comités Vietnam de base » d’obédience maoïste rivalisaient d’influence dans les facs avec des comités dominés par les trotskistes de la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR ­prononcez~: « jcre ») d’Alain Krivine, Daniel Bensaïd et Henri Weber.

Mais il ne faut pas s’illusionner~: si tout le monde ou presque parlait politique, la politique organisée, celle des « maos », des trotskistes et des communistes était le fait d’une minorité. Le discours dominant, en revanche, était celui du marxisme et de ses vulgates ou de ses dérivés, comme celui du sociologue d’origine allemande Herbert Marcuse. Mais, contrairement à une déformation de l’histoire, le « mouvement étudiant » n’était pas, n’était plus, en 1968, au faîte de sa gloire. La grande crise de l’Union des étudiants communistes en 1965 et 1966, avec la reprise en main par l’appareil du PCF, avait essaimé en une constellation de groupuscules. L’un des plus fameux était l’UJC ml, maoïste, constitué à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, autour du philosophe Louis Althusser.

La JCR était née aussi de cette crise. La grande Unef, elle-même, n’était plus ce qu’elle avait été pendant la guerre d’Algérie. à l’époque triomphante de la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC).À présent,trotskistes et étudiants du PSU se la disputaient. Le syndicat étudiant avait comme perdu sa grande cause anticoloniale. Il hésitait entre un syndicalisme revendicatif et pragmatique, défini péjorativement par ses adversaires comme étant celui des « gommes et des crayons », et un mouvement politique « de masse » embrassant les grandes causes anticapitalistes et anti-impérialistes de l’époque. Depuis le congrès de Dijon, en 1963, ce sont les tenants d’une « ligne universitaire de gauche » qui avaient pris le dessus, développant dans les amphis une orientation de « participation critique ». Dans les années qui ont précédé 1968, l’Unef était dominée par ces mouvements de contestation culturelle, anti-autoritaires et anti-hiérarchiques, qui s’attaquaient au contenu même de l’enseignement et au système de reproduction des élites. Elle était surtout minée par des querelles de pouvoir. Ainsi, Jacques Sauvageot, étudiant du PSU qui fut projeté en avant par les événements de Mai, venait tout juste d’hériter des plus hautes responsabilités à la suite de la démission d’un président de l’Unef peu perspicace.</>
____Les bouleversements sociaux et démographiques avaient atteint l’université dès la rentrée d’octobre 1967. Les ministres de l’Éducation nationale, Christian Fouchet d’abord puis le jeune Alain Peyrefitte, avaient mis au point une réforme qui instaurait une sélection à l’entrée de certaines filières. « Sélection »~: le mot honni s’était répandu comme une traînée de poudre. En novembre, les étudiants de Nanterre avaient fait grève.

L’autre source de tension renvoyait davantage aux rigidités morales de la société. C’était, d’une part, la sacralisation du cours magistral, un rapport enseignant-enseigné qui ne laissait guère de place au débat. Et, d’autre part, les règlements désuets des cités universitaires qui interdisaient les visites des garçons dans les chambres des filles et imposaient une sorte de couvre-feu précoce qui ne correspondait plus vraiment à la maturité culturelle et sexuelle de ces jeunes gens. Le département de sociologie de Nanterre, où étudiait notamment Daniel Cohn-Bendit, était à l’avant-garde de toutes les remises en question.

La guerre du Vietnam, les problèmes des cités U, les projets de sélection à l’entrée de l’université et, de façon plus diffuse, des rapports hiérarchiques surannés formaient un amalgame détonant. Ainsi, le fameux « Mouvement du 22 mars » a-t-il été créé à Nanterre autour de Cohn-Bendit à la suite de l’arrestation de militants qui avaient pris part à une « opération » contre un bâtiment de l’American Express, symbole de « l’impérialisme américain ». On a vu que c’est ensuite la comparution de ces « enragés » en conseil de discipline qui a mis le feu aux poudres. « Enragés », ces jeunes gens l’étaient peut-être. Minoritaires, ils l’étaient sûrement. Mais les problèmes qu’ils posaient à leur façon n’étaient pas le fruit d’une imagination enfiévrée. Ils concernaient tout le monde. Et ils restent aujourd’hui encore au coeur de l’héritage de Mai68.

Mai68 est donc bien, en profondeur, une révolte contre une société inadaptée. Les signes avant-coureurs ont été nombreux. C’est aussi une révolte qui a échappé aux structures traditionnelles de la politique. Non seulement le parti communiste s’est montré immédiatement hostile, mais des organisations maoïstes comme l’UJC ml, ou trotskistes, comme la Fédération des étudiants révolutionnaires (lambertiste), se sont rapidement mises à l’écart du mouvement, au prétexte qu’il ne correspondait pas à un schéma de stricte orthodoxie marxiste. Les maoïstes déployaient une critique sociologique~: la « petite bourgeoisie étudiante » ne pouvait pas se substituer à la classe ouvrière. Les trotskistes de la FER critiquaient, eux, les excès du mouvement, qui risquaient de l’isoler de la classe ouvrière. Ils ont cependant joué un rôle important en appelant aux premiers débrayages dans l’usine Sud-Aviation de la région nantaise, et en pesant au sein de l’Unef pour que le syndicat étudiant lance un appel à la grève générale dès le 6 mai. Àpartir de cette date, la question de l’extension du mouvement social a été posée. Elle a débouché sur la grande manifestation du 13 mai, dans laquelle la CGT et toutes les centrales syndicales et organisations ouvrières ont été contraintes d’intégrer le mouvement. Souvent à contre-coeur. Peut-être pour mieux le récupérer et le briser. Àce sujet, les querelles d’interprétation ne sont pas près de finir. Toujours est-il que le 13 mai, début de la plus grande grève générale que la France ait connue depuis 1936, marque aussi en quelque sorte la prise de relais des organisations traditionnelles et l’effacement progressif du mouvement étudiant.

Avant cette date, on était allé encore plus loin dans la violence, qui a culminé la nuit du 10 mai, la fameuse « nuit des barricades ». Pendant quelques heures, le Quartier latin a été le théâtre de scènes de guerre civile. Elles se reproduiront le 24 mai, avec plus d’intensité encore. Mais dans ce dernier cas, et devant les scènes de pillage, les tentatives d’incendier la Bourse et les incitations à prendre d’assaut l’Élysée, s’agit-il encore du « mouvement étudiant »~? La jeunesse étudiante était allée au bout de sa logique, et probablement de son impasse. Relégués au second plan, les étudiants ont vécu la deuxième quinzaine de mai et le mois de juin dans une atmosphère toute différente, où alternent manifestations, le plus souvent en fin de journée, et débats.

La grève générale paralysant le pays, l’essence venant à manquer, les grandes artères du Quartier latin se sont peu à peu vidées de leurs voitures et emplies d’un peuple imaginatif et joyeux. Entassés dans les amphithéâtres de la Sorbonne ou dans la grande salle de l’Odéon, ou assis en tailleur à même le pavé des boulevards, toute une jeunesse refaisait le monde, en un vaste forum. La vie soudain ne connaissait plus ni jour ni nuit, ni contraintes ni conventions. Paris rejouait la Commune. Les grandes villes de province n’étaient pas en reste. Après la violence, c’était le temps des cerises et de l’utopie. De la fumette et de l’amour facile. De ces journées restent quelques grands graffitis, beaux comme des haïkus japonais, dont le fameux « soyez réalistes, demandez l’impossible~! ». Mais le destin du mouvement, déjà, se jouait ailleurs.

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