Le revenu de solidarité apparente

Jean Gadrey  • 5 juillet 2007 abonné·es

Comment pourrait-on être contre une mesure défendue par Martin Hirsch, l’ancien président d’Emmaüs France, évitant que des allocataires de minima sociaux ne perdent des revenus lorsqu’ils acceptent un bout d’emploi ? Comment ne pas approuver l’idée d’une allocation qui garantirait un revenu suffisant aux «~travailleurs pauvres~» ? Comment ne pas apparaître comme sectaire si l’on conteste le droit à l’expérimentation de telles mesures dans certains départements ? Pourtant, il faut y regarder à deux fois avant d’approuver le revenu de solidarité active (RSA).

Réglons d’abord le statut du droit à l’expérimentation. Même en laboratoire, il y a des limites, éthiques et autres. On sait que l’expérimentation des cultures d’OGM en plein champ fait courir des risques de contamination. Il en va de même de cette expérimentation. Il ne faut l’entreprendre qu’après avoir analysé les trois risques du RSA : discrimination entre les salariés pauvres ; discrimination entre les actifs et les inactifs ; le risque principal, à terme, étant la contamination de l’emploi décent par les petits boulots.

1) Dans le Rapport Hirsch de 2006, il était question d’éradiquer la pauvreté salariale par la garantie d’un revenu supérieur au seuil de pauvreté. Le chiffrage était de 8 milliards d’euros. Les projets actuels correspondraient à 3 milliards. Normal, avec un gouvernement qui a décidé de se priver de ressources pour faire des cadeaux aux plus riches et aux entreprises. Il ne s’agit plus que d’inciter les allocataires du RMI et de l’API (allocation de parent isolé) à reprendre n’importe quel emploi, en leur versant une allocation les amenant au moins au seuil de pauvreté. Oubliée, la masse des salariés pauvres, par exemple ces employés à temps partiel au Smic dans les services à la personne, les hôtels-restaurants ou le commerce de détail : pas au RMI (420 euros par mois), mais nettement en dessous du seuil de pauvreté (700 euros par mois). Oubliées, les personnes en emploi quelques mois par an, les handicapés pauvres, et bien d’autres. On s’en occupera dans la suite de l’expérimentation ? Avec quelles ressources ?

2) La pauvreté en France n’est pas d’abord celle des salariés pauvres (environ un million), mais celle des autres pauvres, « inactifs » (2,3 millions), dont les personnes âgées, majoritairement des femmes. Rien n’est prévu pour eux (elles). À nouveau, ce RSA est discriminatoire, sauf si l’on relève fortement les revenus des inactifs pauvres. Rien en vue dans cette direction.

3) Nous avons, en France, le choix entre deux stratégies.
­ Ou bien une politique forte, s’inspirant du « modèle nordique », de réduction des petits boulots : temps partiel court, emplois sur quelques mois par an, etc. Ce serait le meilleur moyen de faire en sorte qu’il n’y ait plus de salariés pauvres et plus de « trappes à inactivité » (situations où il n’y a pas d’intérêt financier à reprendre un emploi). Des aides publiques seraient ici efficaces. Dans le rapport Hirsch, il était d’ailleurs proposé des mesures en ce sens (dont la pénalisation financière du temps partiel court). On n’en parle plus. Dans le cadre d’une telle stratégie, un RSA de transition pourrait se défendre. Il aurait d’autant moins de raison d’être que le nombre de petits boulots se réduirait.

Ou bien une stratégie d’accompagnement social de l’expansion des petits boulots. C’est de toute évidence celle de l’actuel pouvoir. Le « Plan Borloo » vise à favoriser des emplois de services à la personne dont la durée moyenne du travail est de 13 heures par semaine, au Smic, avec de mauvaises conditions de travail et d’horaires, sans formation, sans perspective. Sans parler de la scandaleuse déduction fiscale pour l’emploi de salariés à domicile.

Dans ce contexte, il est probable que le RSA, qui apportera quelques soulagements appréciés à court terme, favorisera à plus long terme le développement des emplois précaires à temps partiel, et donc amplifiera ce qu’il prétend combattre. Car on sait bien que des employeurs qui apprennent que leurs salariés, embauchés pour des petits boulots, vont recevoir une allocation leur permettant de franchir le seuil de pauvreté, auront d’autant moins d’incitations à améliorer la qualité de l’emploi. Certains pourront réduire encore leur sacro-saint coût du travail avec l’aide de ces subventions indirectes aux emplois sans qualité.

En se focalisant à l’excès sur la question des incitations financières au retour à l’emploi, il se pourrait bien que Martin Hirsch joue sans le vouloir contre la solidarité.

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