Légitime défense

Les passagers de vols réguliers sont de plus en plus nombreux à s’opposer aux méthodes d’expulsions d’étrangers renvoyés du territoire. Quitte à encourir des poursuites judiciaires. Témoignages.

Claire Demont  • 12 juillet 2007 abonné·es
Légitime défense

« Un des policiers tentait un étranglement pendant que l’autre lui donnait des grands coups dans le ventre. Je suis simplement intervenu avec d’autres passagers pour tenter de les raisonner et de faire cesser cette violence. » Le 26 mai, Michel Dubois, directeur de production cinématographique, embarqué sur un vol pour Bamako, assiste à la tentative de reconduite à la frontière d’un sans-papiers malien. La scène suscite une vague d’indignation dans l’appareil. « Malgré les menaces de poursuites, j’ai de nouveau répété que l’homme ne méritait pas un tel tabassage. » L’échange entre les policiers et les passagers est vif. « Mais je n’ai insulté personne » , souligne Michel Dubois. Afin de rétablir l’ordre, la responsable de l’opération de reconduite à la frontière fait appel à la police aux frontières (PAF). Une dizaine d’agents arrivent. Michel est expulsé de l’appareil et placé en garde à vue. Il est convaincu d’avoir servi de bouc émissaire. « On m’a désigné comme l’instigateur des protestations en prétextant que, si je n’avais pas réagi, les autres passagers seraient restés calmes. » Au commissariat de la PAF de Roissy, un policier lui explique qu’il risque d’être poursuivi pour « opposition à une opération de police » . Ce à quoi Michel Dubois répond : « J’ai seulement eu une réaction humaine face à une situation intenable. Personne, favorable ou non à l’expulsion de sans-papiers, n’aurait pu rester les bras croisés sans avoir la moindre réaction. » Aucune plainte n’a encore été déposée contre Michel Dubois. Mais il pourrait bien recevoir une convocation du tribunal dans un ou deux mois.

C’est le sort que connaît aujourd’hui Marie-Françoise Durupt. Embarquée à bord d’un autre vol pour Bamako, le 28 mai, cette éducatrice de 60 ans assiste à une scène identique. « Au moment où le commandant de bord a annoncé l’imminence du décollage, deux sans-papiers maliens se sont mis à s’agiter. Les policiers ont étouffé leurs cris avec des coussins. J’ai manifesté mon mécontentement, comme de nombreux passagers. Et protesté contre la manière dont cette expulsion était menée. » Même contexte, même scénario, le responsable de l’opération de reconduite fait appel à la PAF. Même besoin de désigner un coupable de la panique qui règne à bord. Marie-Françoise Durupt est placée en garde à vue au commissariat de Roissy, où elle passera la nuit. « On m’a demandé de reconnaître que j’étais à l’origine des contestations émanant des passagers, prétendument pour que les choses aillent plus vite. J’ai, bien sûr, refusé. » Elle est relâchée le lendemain, après vingt-quatre heures de garde à vue. Comme Michel Dubois, elle est persuadée d’avoir été punie « pour l’exemple ». En procès au tribunal de grande instance de Bobigny le 3 juillet, elle vient d’être jugée pour avoir « provoqué directement messieurs Diakite Ibrahima et Fofana Samba, tous deux reconduits à la frontière, ainsi que les passagers du vol », et incité « à la rébellion, par des cris et des discours publics, en vue de faire opposer une résistance violente à des personnes dépositaires de l’autorité publique agissant dans l’exercice de leur fonction et pour l’exécution des lois ». Ou comment inverser les rôles… L’infortunée passagère n’aura connaissance du verdict que dans deux mois.

Ces exemples ne sont pas des cas isolés. Un habitué du vol Paris-Bamako confie sur le blog du Réseau éducation sans frontières que ces incidents sont fréquents. Et ont peu de chances de se raréfier : Brice Hortefeux, le ministre de l’Immigration et de l’Identité nationale, vient en effet d’annoncer un objectif de 25 000 expulsions de clandestins par an, à mener « de façon ferme et humaine » . Son projet de loi durcissant les conditions du regroupement familial, adopté en conseil des ministres le 4 juillet, doit être voté par le Parlement courant septembre.

En attendant, les témoignages se multiplient. François Auguste est vice-président du conseil régional de Rhône-Alpes. Cet élu communiste encourt jusqu’à cinq ans de prison ferme, 18 000 euros d’amende, et la perte de ses droits civiques pour « entrave à la circulation d’un aéronef en vue de soutenir une famille reconduite à la frontière ». « Je venais d’embarquer sur un vol pour l’Inde, raconte-t-il. Des militants du Réseau éducation sans frontières distribuaient un tract aux passagers, indiquant qu’à bord de l’avion se trouvait une famille de sans-papiers qu’on allait expulser. Or, ce n’est pas dans mon tempérament de fermer les yeux et de faire comme s’il ne se passait rien. » L’élu a déjà obtenu la régularisation de sans-papiers dans sa région. Fidèle à ses engagements, il décide d’aller voir le commandant de bord pour lui expliquer la situation. « Il m’a répondu qu’il comprenait le problème sur le plan humain mais qu’il envisageait de faire décoller l’avion quoi qu’il arrive. » François Auguste s’adresse alors calmement aux passagers, qu’il tente de sensibiliser. Avant qu’il ait pu achever son intervention, les policiers le ceinturent et le transportent hors de l’avion. « Sur la passerelle, ils m’ont mis au sol et m’ont enfoncé un genou dans les côtes pour m’immobiliser. » François Auguste est conduit au commissariat de l’aéroport et placé en garde à vue. Souffrant de diabète, il fait une crise d’hyperglycémie. Michel Dubois, Marie-Françoise Durupt et François Auguste n’ont insulté personne. Ils n’ont fait preuve d’aucune violence physique. Ce qu’on leur reproche ? Avoir clairement manifesté leur solidarité et leur désaccord face à des situations qu’ils jugent inacceptables.

Les passagers ne sont pas seuls à réagir. Le personnel d’Air France s’indigne aussi du traitement réservé aux expulsés indociles. Les salariés sont de plus en plus nombreux à demander à la compagnie de mettre fin aux expulsions sur des vols réguliers. En janvier dernier, dans une lettre ouverte, le syndicat SUD aérien a fait part de son malaise au président d’Air France, Jean-Cyril Spinetta : « Notre constat est simple : trop souvent, les personnes expulsées récalcitrantes subissent des sévices physiques de la part des forces de police les accompagnant, et les équipages de la compagnie se trouvent de fait la plupart du temps pris en otages de ces pratiques coercitives ! » Et de conclure : « Nous vous demandons, à l’instar du président d’Air Canada, de proposer au prochain conseil d’administration de la compagnie de refuser à titre définitif toute expulsion, suivant en cela les principes qui régissent les associations internationales concernant les règlements du transport aérien, notamment en matière de sécurité. » Les salariés d’Air France ont peu de chances d’être entendus. Mais, que les expulsions continuent de se faire au grand jour ou qu’elles aient lieu loin des regards, le même constat s’impose : la solidarité est devenue un délit.

RESF, www.educationsansfrontieres.org

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