Les « fous de la mer »

Sur le millier de clandestins qui ont rallié l’Espagne depuis le début
du mois de mai, la plupart sont sénégalais. Reportage dans la banlieue de Dakar, où les jeunes tapent le ballon en fixant le large.

Olivier Aubert  • 5 juillet 2007 abonné·es
Les « fous de la mer »

Plage de Hann, banlieue de Dakar, 17 heures. Souleymane tape le ballon en plaisantant, tuant la fin de l’après-midi avant la prière. La température frise les 35 degrés. Mis à part les quelques coups de marteaux répétés provenant du chantier de construction naval à côté, seule la mer, avec ses vagues, vient ponctuer les cris des petits footballeurs. Fils de pêcheur, Souleymane passe ses journées à traîner le long de la plage, où l’on débarque le poisson. « Ici, il n’y a rien à faire. Je ne veux pas rester à la charge de mon père toute ma vie » , répète-t-il en regardant vers le large. À 18 ans, célibataire, il est encore considéré comme un gamin, un petit à qui on donne une pièce en échange de quelques services. Il ne sera pas pêcheur comme son père, en raison de la crise économique qui frappe le secteur. Alors partir, il y pense sans cesse, même si sa famille se refuse, pour le moment, à lui donner l’argent du voyage. Le voyage de tous les risques.

Illustration - Les « fous de la mer »


Des candidats à l’émigration, aux Canaries. MARTIN/AFP

Deux mois ferme, c’est le verdict que le tribunal de Thiès a rendu début mai à l’encontre de deux jeunes Sénégalais arrêtés à Mboro, un port de pêche situé sur la côte à une centaine de kilomètres de Dakar. Leur délit~: s’être préparés à émigrer clandestinement. Fin avril, c’est à Saint-Louis que la police sénégalaise, avertie d’allers et venues suspectes de taxis dans la région, arrêtait 96 candidats au départ et 4 de leurs passeurs. Le jour même, 89 personnes, dont une majorité de Sénégalais, étaient rapatriées à Dakar après avoir été secourues en mer par le bateau-hôpital Esperanza del mar , un navire de santé des autorités espagnoles.

À Dakar, on appelle désormais ceux qui choisissent cette voie « les fous de la mer » . Ce sont le plus souvent des jeunes sans emploi qui, un jour, arrivent à convaincre leur famille de leur avancer l’argent du voyage : les 300 à 600 euros demandés par les passeurs, pour embarquer sur une barque, une nuit. Une petite fortune en Afrique.

À Hann et à Thiaroye dans la banlieue de Dakar, à Mbour ou à Guet Ndar, le quartier des pêcheurs de Saint-Louis, chacun a regardé à la télévision les rapatriements collectifs et les brancards des victimes de ces traversées. Avec tristesse mais aussi avec beaucoup de compréhension. À Thiaroye, s’est créé l’an dernier le Collectif des femmes contre l’immigration clandestine, composé de mères ayant perdu un proche, mari ou enfant. Pourtant, au-delà des discours convenus que l’on sert aux étrangers, à plus forte raison en présence d’officiels sénégalais ou de caméras, chacun a, dans sa famille, quelqu’un qu’il a aidé, qu’il aide ou qu’il aidera à aller «~tenter sa chance~» . Les raisons en sont multiples. Au premier chef, le marasme économique permanent condamne les jeunes au «~secteur informel~» et à la survie au jour le jour, quand ce n’est pas au total désoeuvrement. Alors que le commerce de l’arachide est au plus bas, que la crise de la pêche s’installe durablement, les moins de 20 ans, qui représentent désormais 55~% des 12 millions d’habitants du pays, ont pour beaucoup la tête ailleurs.

Avec la multiplication des téléphones portables, les contacts avec « l’autre coté » , c’est-à-dire l’Europe, sont devenus réguliers. D’une rive de la mer à l’autre, les copains s’appellent pour faire le point. Entre salutations rituelles, nouvelles de la famille et des amis, parvient jusqu’aux oreilles africaines l’information que là-bas, il y a du travail, même s’il est dur.

Dakar, angle de l’avenue Lamine-Gueye et du marché Sandaga. 18 heures. Ils sont des centaines de bana-ban a (petits vendeurs ambulants en langue mandingue) ou baol-baol (nom générique venant d’une région dont les habitants s’adonnent au commerce informel) à arpenter les rues à longueur de journée. Il vendent tee-shirts et ceintures, encens et cartes de téléphone, boubous et cravates, montres et mouchoirs de papier, dentifrice, stylos et toutes sortes de produits pour s’assurer « la dépense quotidienne » , comme on dit ici, c’est-à-dire le strict minimum vital. Un phénomène qui ne cesse de prendre de l’ampleur et qui, s’il fait partie du folklore pour le touriste, traduit pour les Sénégalais le signe d’une profonde détresse.

Tandis que, chaque matin, l’ambassade de France à Dakar voit une file d’attente considérable se former dès l’aube, que le port de commerce de Dakar est placé sous le contrôle permanent de la gendarmerie et des caméras vidéos, les frontières des pays du Maghreb paraissent de moins en moins franchissables. À cause des accords de coopération conclus entre l’Europe et le Maroc, et la Libye plus récemment, le durcissement des contrôles à la frontière de l’Algérie et son cortège d’expulsions, la nouvelle frontière extérieure de l’Europe s’est déplacée plus au Sud. Vers le Sahara occidental, la Mauritanie, et jusqu’aux côtes sénégalaises et guinéennes, à respectivement trois et dix jours de navigation des îles Canaries. Cette «~nouvelle voie~» d’entrée en Espagne via les Canaries s’impose depuis l’été 2006, au cours duquel près de 19 000 clandestins sont parvenus [^2] à destination. Des deux côtés de la mer, les grandes pirogues de pêche sont devenues le symbole de cette fuite d’Afrique. Une centaine de personnes peuvent prendre place à bord, emportant du gasoil, de l’eau, des réchauds et des vivres pour y cuisiner, mais aussi un GPS pour se localiser et se diriger. La publication régulière dans la presse sénégalaise du calvaire vécu par les rescapés des traversées, l’humiliation du retour escorté par la police, l’argent perdu pour passer ne semblent pas décourager les candidats, qui préfèrent risquer leur vie plutôt que de se résigner.

Avec le beau temps et malgré la mise en oeuvre du dispositif européen Frontex, qui coordonne la surveillance des côtes et de la mer, les départs ont repris. Les campagnes médiatiques menées par l’Organisation internationale pour les migrations, la distribution de bandes dessinées dans les écoles, les colloques et concerts sur le sujet ne semblent pas avoir d’effets notables face à la frustration engendrée par la prospérité de familles qui recoivent de l’argent de l’étranger. Et face au désespoir des jeunes. Souleymane ne sait pas encore quand ni comment, et moins encore d’où, mais il sait qu’il partira. «~Sur un coup de tête.~»

[^2]: Selon une enquête auprès de 2 000 refoulés, publiée en avril 2007 par l’association sénégalaise Mouvement citoyen, le candidat au départ en pirogue est à 96 % un homme, à 59 % âgé de 20 à 29 ans, à 66,5 % célibataire et il appartient à 67,2 % à l’ethnie wolof.

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