Un cinéaste dans le mouvement

Jean-Pierre Thorn, qui a tourné son premier long-métrage en 1968, porte à la fois la chronique du mouvement et sa critique.

Ingrid Merckx  • 26 juillet 2007 abonné·es

Jean-Pierre Thorn est né au cinéma et à la politique la même année, en 1968. Ou presque~: âgé de 21 ans, il avait déjà réalisé un court-métrage. Début mai, il participe aux premières manifestations qui partent de la Sorbonne en direction des usines. Il vient de découvrir le cinéma direct américain de Pennebaker ainsi qu’ Octobre, d’Eisenstein, et décide de filmer la grève des ouvriers de l’intérieur. Des « copains maoïstes de la rue d’Ulm qui avaient un établi à Flins » le font entrer. La caméra à la main, il passe un mois avec les grévistes de Renault-Flins, jusqu’à la reprise du travail. Chronique en noir et blanc et en 16 mm de la révolte ouvrière, Oser lutter, oser vaincre , son premier long-métrage, sort en 1969, et profite d’une large diffusion dans les facs, les comités d’action, les quartiers, pendant les AG…

Si ce film a « changé sa vie », le cinéaste a eu du mal à le défendre ensuite, parce que trop « dogmatique, donneur de leçons, politiquement naïf, et inabouti d’un point de vue formel, jouant de l’accumulation de cartons et, dans le montage, de raccourcis simplifiant l’histoire ». En 1979, pendant l’occupation d’Alsthom à Saint-Ouen, Jean-Pierre Thorn tourne une sorte d’anti- Oser lutter ~: « J’ai réalisé le Dos au mur [^2] pour régler un compte avec le passé, j’avais un peu honte d’avoir filmé de manière aussi simpliste. » Le cinéma de Jean-Pierre Thorn porte à la fois l’expérience de 68 et la critique de 68. Un regard dans le mouvement et un regard sur le mouvement.

« On ne peut pas faire du cinéma politique en laissant le spectateur passif. Il faut le sortir de son rôle de consommateur. Trouver des formes qui le rendent actif. » Oser lutter marque le début d’une quête~: comment capter le réel~? Et comment donner à lire l’histoire~? Jean-Pierre Thorn trouve des pistes dans les réflexions de Brecht sur l’esthétique, qu’il essaie de transposer au cinéma. « Les ouvriers aiment le travail bien fait. Ma responsabilité par rapport aux gens que je filme, c’est de leur renvoyer quelque chose à la hauteur de leur révolte. J’ai beaucoup reproché au cinéma militant de filmer un peu n’importe comment. À Flins, déjà, je cherchais une forme qui ait la dimension de ce qu’était 68. » Ce qu’il résume par une volonté d’instruire des histoires individuelles dans la grande histoire. « Le film suit la grève avec sans cesse la volonté d’élargir. En fait, il montre que 68 n’a pas eu de débouché politique. L’idée de changer la société n’a pu prendre corps » . Àl’époque, le cinéaste était « soumis aux idées maoïstes ». Pendant la grève, le soir, au fond d’une voiture, il s’efforçait de lire le Petit Livre rouge , puis l’État et la Révolution . « On cherchait des filtres pour décoder ce qu’on vivait. Mais, sur le terrain politique, on avait une approche inopérante, uniquement idéologique. »

Après Oser lutter , Jean-Pierre a pensé qu’il trichait en parlant de réalités qu’il ne connaissait que de l’extérieur, lui, le fils de cadres moyens qui avait grandi en Afrique. Il est donc entré à l’usine Alsthom de Saint-Ouen, où il a partagé la vie des ouvriers pendant neuf ans. Puis il est revenu au cinéma. En 1978, il s’est occupé de la distribution d’un programme intitulé Mai68 par lui-même. Soit une dizaine de films qu’il voudrait voir aujourd’hui édités en DVD~: « Parce qu’il n’y a pas eu de travail critique sur le mouvement. » Pour un peu, il remercierait Nicolas Sarkozy d’avoir mis le sujet sur le tapis. S’il accepte de remontrer Oser lutter, c’est pour la même raison~: ce film « participe au bilan ».

« On ne garde que l’image du Quartier latin~: on a oublié que 68, c’étaient 10 millions de gens qui explosaient. » Pour lui, le mouvement a permis l’émergence d’une gauche ouvrière et a fait évoluer les rapports hiérarchiques dans l’entreprise. Et puis, « toute une école du documentaire est née en 68. Il y a eu les états généraux du cinéma et la création de groupes comme Cinélutte. Le cinéma s’est politisé. La fiction aussi s’est nourrie de l’irruption du réel et du mouvement social. » Et de citer Sautet, Truffaut, et Godard, autre maître à penser qui, comme Brecht, lui a appris que le réel était une construction. « La discontinuité au cinéma, c’est subversif parce que ça montre que, derrière une image, il y a une autre image. Cela amène à penser le monde comme étant modifiable. C’est tout cela qui est né en 68 et qu’on voudrait tuer aujourd’hui. Dans le cinéma, ç’a déjà commencé avec l’emprise de la monoforme américaine~: il faut lutter pied à pied contre le formatage idéologique et pour défendre, dans nos films, un peu de cette discontinuité que Godard nous a apprise. »

Les images que Jean-Pierre Thorn garde de 68~? Des étudiants et des ouvriers se parlant de part et d’autre des grilles. Les ouvriers faisant le carton « Les usines aux ouvriers », et le permanent bedonnant qui leur lance~: « Ce ne sont pas les mots d’ordre de notre lutte. » Et puis les ateliers arrêtés, silencieux, dans ces hautes « cathédrales de l’industrie » qui n’ont cessé de le fasciner depuis.

[^2]: Le Dos au mur, un film de Jean-Pierre Thorn, un livre de Tangui Perron, Scope Éditions.

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