« Voyager, écrire, militer »

Thierry Paquot, philosophe et professeur des universités, retrace le parcours de Jean Chesneaux, décédé cet été, qui se présentait comme un « historien franc-tireur » et a contribué à tous les débats sur la modernité.

Thierry Paquot  • 30 août 2007 abonné·es

Étudiant en histoire pendant la guerre, Jean Chesneaux (né en 1922) est arrêté par la Gestapo lors d’un contrôle et emprisonné durant quinze mois à Fresnes, à cause d’un exemplaire de Témoignage chrétien qu’un ami lui avait donné et de tracts contre l’occupation et la collaboration. Afin de rompre avec cette période traumatisante et la confusion de la Libération, il se rend à Genève afin de travailler pour une institution pacifiste. Puis, avec trois camarades, il fait la route d’Alexandrie à Pékin (où il est le seul à arriver), de novembre 1946 à août 1948. Prenant parti pour les Vietnamiens indépendantistes, il est à nouveau emprisonné, à Saigon… À peine de retour en France, il s’inscrit en thèse sur la Chine ­ et non plus sur l’époque médiévale ­ ainsi qu’au Parti communiste.

Illustration - « Voyager, écrire, militer »


Merci à Louis Monier, qui nous a gracieusement fourni cette photographie.

Plus jeune agrégé d’histoire en 1945, Jean Chesneaux devient, après son long périple, professeur dans différents lycées avant d’être recruté, en 1955, par l’École pratique des hautes études (aujourd’hui EHESS), comme spécialiste de l’Asie orientale contemporaine. Les riches Américains qui financent cette institution reprochent alors à Fernand Braudel d’avoir engagé « un communiste »…

Il devient en 1970 professeur à l’université de Paris VII-Jussieu, dont il est l’un des membres-fondateurs, avec l’historienne Michelle Perrot et le mathématicien François Bruhat.

En 1979, Jean Chesneaux anticipe la retraite afin de voyager, écrire, militer, tant ces trois verbes ne font qu’un chez lui. Collaborateur de revues universitaires, il écrit également dans de nombreux périodiques de gauche et d’extrême gauche et, bien sûr, dans la presse du Parti communiste, tant qu’il en est membre. Auteur de manuels scolaires et d’essais plus brillants les uns que les autres, Jean Chesneaux se présente comme un « historien franc-tireur » . L’ayant connu lorsque j’officiais comme directeur littéraire aux éditions de La Découverte, et l’ayant depuis accompagné dans l’élaboration et la réalisation de la plupart de ses livres (sur la modernité, le Pacifique, le temps, le voyage, etc.), je peux affirmer qu’il est l’un des très rares intellectuels ayant expliqué, analysé, interprété ses passions politiques successives, ses égarements, ses aveuglements, ses engouements, avec une distance critique exceptionnelle qui mérite d’être saluée. Membre du PCF, il épouse les travers de l’intellectuel au service du parti stalinien ( Le PCF, un art de vivre , 1980), avec lequel il rompt en Mai 68 pour adopter la position maoïste la plus intransigeante, qu’il abandonnera quelques années plus tard ( Carnets de Chine, 1988, 1995, 1998 , 1999). Avec quelques « gauchistes », des militants et des habitants du Larzac, des travailleurs de Lip et des partisans de mouvements anti-autoritaires, il adhère au combat des écologistes. Il chemine alors avec des groupes citoyens (Ligue de l’enseignement, Cercle Condorcet, Attac…) qui oeuvrent pour la reconstruction d’une gauche pluraliste et démocratique.

Membre du conseil scientifique d’Attac, Jean Chesneaux coanime le groupe de travail « Écologie et société », et y déclare le 26 mars 2007 que l’enjeu écologique est dorénavant prioritaire et que, pour affronter ce moment singulier, « il nous faut élargir notre culture politique à de nouveaux outils conceptuels et de nouveaux indicateurs, devenir familiers avec de nouveaux types de dossiers et encore élaborer un nouvel imaginaire. Construire une culture écologique à la mesure des nouvelles exigences politiques de notre époque, c’est donc construire les instruments politiques globaux, capables de faire face aux nouveaux périls que nous affrontons. Et nous n’attendrons pas l’hypothétique naissance d’un super-État mondial… Vaste chantier, piégé mais inéluctable. Le global devient le cadre même, dans lequel s’organise désormais le périlleux face-à-face entre Société et Nature ; c’est dans le global que l’humanité doit aujourd’hui maîtriser son destin. L’écologie en crise met en péril l’avenir même de la société ».

Excellent orateur (ses étudiants s’en souviennent, tout comme les auditeurs de France Culture), pédagogue confirmé [^2], grand lecteur [^3], voyageur au long cours [^4], polémiste talentueux
[^5], Jean Chesneaux était aussi un homme fidèle en amitié. Il le démontre avec Maurice Nadeau et la Quinzaine littéraire, à laquelle il donne plusieurs centaines d’articles, mais aussi avec Greenpeace (qu’il préside en France) et surtout avec un cercle large de personnalités aux opinions et aux tempéraments variés. Appartenant à ce cercle, je ne peux m’empêcher d’évoquer quelques souvenirs concernant son caractère. Je laisse de côté sa chevelure à la Léo Ferré pour mentionner : le coup de téléphone matinal, bref et efficace ; la liste des points à examiner ensemble, lors d’un déjeuner à la brasserie du boulevard de l’Hôpital, notée au Bic sur un papier quadrillé ; le plaisir de faire se rencontrer des gens, de servir d’intermédiaire ; l’échange de conseils de lecture ; et l’intérêt réel, et non pas simplement poli, qu’il portait à vos activités.

Jean Chesneaux a contribué aux principaux débats concernant notre société à l’heure de la « modernité-monde » [^6], s’intéressant au déploiement des nouvelles technologies, aux « dégâts » du progrès, aux inégalités Nord/Sud, à la révolution informatique (qu’il décryptait à partir d’Orwell), à la mondialisation forcée ou encore à l’impératif écologique, sans oublier l’émergence d’une société civile mondiale. Pas étonnant alors que son grand livre soit Habiter le temps (1996), cette somptueuse méditation sur l’existence humaine, où résonnent le message de Jean-Marie Tjibaou, autre ami de la sagesse, mais également les réflexions philosophiques d’Ernst Bloch et d’Hans Jonas. Il se faisait un devoir de bien vieillir pour mourir vivant, si j’ose cette formule. Oui, vivant.

[^2]: Le Mouvement ouvrier chinois de 1919 à 1927, 1962 ; les Sociétés secrètes chinoises aux XIXe et XXe siècles, 1965.

[^3]: Jules Verne, un regard sur le monde, 2001.

[^4]: Transpacifiques, 1987 ; l’Art du voyage, 1999.

[^5]: Du passé, faisons table rase ? À propos de l’histoire et des historiens, 1976 ; l’Engagement des intellectuels 1944-2004. Itinéraire d’un historien franc-tireur, 2004.

[^6]: Heureux titre d’un remarquable essai de 1989, faisant suite à De la modernité, paru en 1983.

Idées
Temps de lecture : 5 minutes

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