Comme un western

Scope éditions inaugure une nouvelle formule – un livre, un film –
avec « le Dos au mur » de Jean-Pierre Thorn, grand défenseur du documentaire comme reconstruction en direct.

Ingrid Merckx  • 27 septembre 2007 abonné·es

« Marre des discussions d’intellos, on va dans le réel ! », s’est écrié Jean-Pierre Thorn, jeune cinéaste, au lendemain de Mai 68. Il a trouvé l’usine Alsthom de Saint-Ouen au bout de sa ligne de métro. Il y est resté huit ans comme ouvrier spécialisé, puis il est revenu au cinéma. Mais, en octobre 1979, il a été rappelé par les « copains » d’Alsthom, qui entamaient un mouvement de grève avec occupation. Alors le cinéaste a repris le chemin de l’usine, avec une caméra. Longue, difficile, déclenchée pour l’obtention d’un treizième mois et d’augmentations de salaires, la grève a duré quarante-trois jours, s’est accompagnée d’ouvertures et de fermetures, d’attaques et de contre-offensives, et s’est achevée dans l’amertume et les menaces de revanche.

Jean-Pierre Thorn filme ce mouvement emblématique d’une opposition de classes (ouvriers non qualifiés contre la maîtrise) comme un combat local, passant les troupes en revue, suivant la ligne de front, rendant visite à l’arrière-garde, et utilisant comme fil conducteur un ouvrier chaudronnier de la CGT et trois non-syndiqués. Son idée, c’était d’articuler encartés et non-encartés, action et réflexion, revendications matérielles et limites politiques. « Chaque nouveau film vient en réponse au précédent », lâche-t-il dans l’excellent entretien en complément.

Avec le Dos au mur , Jean-Pierre Thorn voulait faire l’anti- Oser lutter, Oser vaincre , son film sur Mai 68 (voir Politis n° 962/964). Surtout pas de vision simpliste, de raccourcis au montage, de jugement à l’emporte-pièce. Mais regarder, suivre, ne pas donner de leçons, montrer que l’on se pose des questions pour permettre aux questions d’être posées. Comment filmer la violence ? À un moment, dans le Dos au mur , un ouvrier clame qu’ils viennent de faire un coup d’État. Sur le plan suivant, un père parcourt l’usine arrêtée avec sa famille. « C’est ça le coup d’État ouvrier : un père montrant à son enfant là où il travaille. »

Comment capter le caractère épique d’une mobilisation ­ le long plan séquence sur une distribution de tracts à la Bourse en est un bel exemple ­ et ne pas se laisser emprisonner par le naturalisme, « base de l’oppression dans l’art » ? Tout est reconstruction, martèle Jean-Pierre Thorn : le menuet rock composé spécialement pour accompagner le « ballets des culs » des patrons sur le trottoir, le cri du coyote ajouté aux aboiements de chiens dans la nuit pour renforcer l’aspect équipée urbaine. Ou le sabrage de « l’Internationale » à la guitare électrique, grand moment d’impertinence, dans ce contexte. Se servir des chocs des discours ­ « C’est parfois très drôle, un conflit » ­, des anecdotes, de la « situation politique » que génère la caméra, pour « faire ressortir ce que la matière contient » . Le Dos au mur permet de mesurer le chemin parcouru par Jean-Pierre Thorn depuis Oser lutter… et Mai 68. « Parce qu’on travaille sur une réalité sociale, il faut travailler l’écriture de nos films », résume-t-il.

« Nous étions alors très influencés par Jean-Pierre Thorn […] qui était un peu notre maître à penser. Il avait écrit pour les États généraux, fin 1968, un grand texte sur le cinéma et l’éducation qui était resté dans nos pratiques », explique Richard Coppans, ancien du collectif Cinélutte créé en 1972, aujourd’hui cinéaste et producteur. « Dans les années 1970, le cinéma militant est majoritairement, désormais, un « truc de gauchiste ». Cependant, en 1979, le Dos au mur apparaît comme un film (de) militant dont se serait retirée la propagande, un documentaire reflétant tant les doutes que les certitudes politiques de son auteur », précise Tangui Perron, historien auteur du livre le Dos au mur, un film de Jean-Pierre Thorn , joint au DVD. Pas un livret, mais un ouvrage à part entière qui porte sur le cinéma militant dans les années 1970, et la culture ouvrière et politique en banlieue rouge. « C’est presque davantage le film qui accompagne le livre que le contraire » , souligne Baptiste Levoir, de Scope éditions. Cette jeune maison, spécialisée dans l’édition et la diffusion de livres de cinéma, a choisi le Dos au mur pour inaugurer une nouvelle collection, « Histoire d’un film, mémoire d’une lutte », inspirée des tables rondes cinéphiles du centre de création cinématographique Périphérie. L’idée étant aussi d’aller au-delà du système de diffusion des supermarchés de la culture, où les DVD ne restent pas plus de quinze jours en bac (sauf ventes énormes) et font bien peu de place au documentaire, pour investir les librairies, qui peuvent tenir dans la durée. Reste à convaincre les libraires : « Si les indépendants ont réagi très vite , les grandes enseignes ont du mal à dépasser les formatages », reconnaît Baptiste Levoir . Un autre combat.

Culture
Temps de lecture : 4 minutes