Le mouvement de l’écriture

Frédéric-Yves Jeannet poursuit son œuvre singulière avec « Recouvrance », livre haletant et vertigineux, où l’auteur, explorant sa vie passée, témoigne
de sa quête formelle, d’une présence au monde et de notre histoire collective.

Christophe Kantcheff  • 20 septembre 2007 abonné·es

Certes, il faut, de temps en temps, publier un livre. C’est à cela, dit-on, qu’on reconnaît un écrivain. Pourtant, là n’est peut-être pas l’essentiel. Un écrivain n’est pas tant celui qui « paraît » ­ avec tous les sens que ce verbe recèle ­ que celui qui habite l’écriture, et est investi par elle. Non pas un graphomane ni un pisseur de copie. Mais quelqu’un pour qui l’écriture est une entreprise de déchiffrage, nécessaire et utopique, de ce qui dans l’existence et dans le monde échappe, s’évanouit, se dilapide, ou se tapit dans l’invisible.

L’acte d’écrire, dès lors, peut connaître des ratés, être mis quelque temps entre parenthèses ; mais il ne peut s’interrompre. Il se soumet tout aussi difficilement à un strict calibrage, à une programmation, en aucun cas au formatage. Voilà pourquoi Frédéric-Yves Jeannet ne saurait être un habitué de la « rentrée littéraire », encore moins un candidat à quelque Goncourt que ce soit.

Frédéric-Yves Jeannet ne commence jamais un livre. Il poursuit toujours le même (un work in progress ), celui de son existence, dans une perspective très borgésienne, dont il concède quand il le faut, parce que le jeu éditorial l’exige, quelques éléments, auxquels il donne cohérence et autonomie. En vingt-deux ans, il en a publié quatre : Si loin de nulle part en 1985, Cyclone en 1997, Charité en 2000, et, aujourd’hui, Recouvrance [^2].

Les livres de Frédéric-Yves Jeannet se ressemblent et pourtant chacun est singulier. Ils ont des points communs, dont celui de n’appartenir à aucun genre. Ou plus exactement celui de tous les accueillir et les combiner : poésie, journal intime, récit, collage, sampling , précis de génétique littéraire… L’introspection a mauvaise presse en France, à laquelle un cliché réduit sa littérature d’aujourd’hui, qui serait « repliée sur son nombril ». Les raisonnements par catégories en disent plus long sur ceux qui les énoncent ­ et sur leur paresse d’esprit ­ que sur la réalité à laquelle ils se réfèrent. Peu d’univers littéraires sont aussi ouverts et attentifs à l’existant que celui, autobiographique, de Frédéric-Yves Jeannet.

Comme ses précédents livres, Recouvrance se veut un instrument d’exploration. D’exploration du temps passé et de la mémoire. Dans ce dessein, sa méthode est originale. Il n’exhume ni les vieux journaux ni les photographies jaunies de ses albums de famille. Il se sert des notes, carnets et manuscrits qu’il a accumulés et garde dans une grande malle noire, sorte de mine domestique dont il extrait la matière première de ses livres. En l’occurrence, un manuscrit de la fin des années 1970 ­ Jeannet n’avait que 19 ans ­, et qui fut l’une des premières versions de Cyclone . Cette période n’est pas anodine : c’est aussi celle de la naissance de son premier enfant. « Ce travail , précise-t-il, doit donc avoir aussi pour objet de restaurer et restituer 25 ans plus tard la teneur de cette transformation intervenue dans ma vie lorsque je suis devenu père. »

Cette matière première, l’auteur la retravaille, la « restaure » en la recopiant. Plus encore, il la recompose, l’étoffe comme le grand aîné Marcel Proust ajoutait moult paperolles à ses pages ; il la fait enfler par excroissances, en introduisant de nombreuses strates d’écriture. « Seul ce présent de l’écriture , écrit-il, de la cimentation & sédimentation, seul ce processus de l’assemblage me permet de « retrouver » celui que j’ai été successivement & tour à tour. »

Ce travail d’élaboration est un travail d’artiste, faisant songer à celui d’un plasticien ou d’un musicien. Frédéric-Yves Jeannet projetait d’ailleurs de construire son livre selon la structure des Vêpres de Monteverdi. Mais son écriture l’a débordé, comme une végétation luxuriante difficile à maîtriser, avec laquelle il faut passer des compromis. Un autre rythme s’est aussi imposé : celui des douze mois de l’année. Mais pas d’une année déterminée. Le livre avance de mars à février, et chaque mois convoque des années différentes au gré des souvenirs ressuscités. Recouvrance est donc tout sauf une oeuvre chaotique. Elle s’apparente plutôt à une cathédrale baroque dont l’équilibre peut paraître précaire, sans pourtant jamais être mis en défaut, où l’harmonie ne se livre pas comme une évidence, mais se découvre peu à peu.

Travail d’architecte (voire d’« architexte ») et d’archéologue, travail de magicien peut-être aussi. Car ce fin travail d’agencement ne serait rien s’il ne produisait une intensité de lecture. Or, les séquences s’entremêlent sans un instant de relâche, comme si chacune, dans sa brièveté et sa singularité, venait souligner la force de la précédente et de la suivante. Exactement comme un montage de cinéma. Ainsi passent des souvenirs familiaux de l’auteur (celui des maisons de ses grands-parents en particulier), des descriptions de la salle de la bibliothèque publique à New York, où il a écrit Recouvrance , ou de l’île Roosevelt, face à Manhattan, qu’il habitait alors, ou encore des évocations d’amis et de proches, dont plusieurs sont aujourd’hui disparus.

Le suicide de son père, en 1967, tient à nouveau une place déterminante. Ce drame initial, qui n’a cependant pas été déclencheur de l’acte d’écrire, antérieur, chez Frédéric-Yves Jeannet, pourrait être l’axe central autour duquel tournent les autres lignes de chant. D’autant que, récemment, des lettres de son père lui ont été remises, datant des quelques mois précédant sa mort. Il en insère plusieurs, lettres d’un père éloigné en raison de son état dépressif, adressées à son « cher petit Frédéric » .

Un texte du XVIIIe siècle, l’Année affective , du révérend père Avrillon, commentaire allégorique sur le Cantique des cantiques à l’usage des nonnes, fait figure de leitmotiv, dont la voix, stylistiquement décalée, venant du fond de l’Histoire, pourrait avoir valeur d’universel. Mais, loin de n’être centré que sur la personne de Frédéric-Yves Jeannet, Recouvrance donne aussi à entendre les échos de l’histoire collective. Ainsi sont cités de nombreux titres de l’actualité pendant les six ans qu’a duré la rédaction du livre. Les attentats des Twin Towers de septembre 2001 sont évidemment évoqués. Et l’auteur n’hésite pas à livrer sa vision très critique de la politique des États-Unis, ou à s’en prendre au maire républicain de New York et à sa « pègre » .

A priori, Recouvrance ne raconte donc aucune histoire, au sens traditionnel du terme. « Raconter m’ennuie, au fond » , reconnaît même Frédéric-Yves Jeannet, héritier en cela du Nouveau Roman, auquel il rend hommage en citant notamment Claude Ollier, et cousin de Malcom Lowry. Ce n’est pourtant pas tout à fait vrai. En même temps que le livre déroule son fil, Frédéric-Yves Jeannet ne cesse d’en rapporter les « secrets » de fabrication, ses fondations et leurs évolutions, les modes d’exécution choisis, les objectifs envisagés… Ce « making off » intégré à l’oeuvre même, cette interrogation inquiète sur le devenir de la forme du texte créent une véritable tension, un suspense sur l’issue de cette tentative littéraire risquée, qui creuse (ou « fore » ) dans la mémoire, où l’inconnu n’attend que d’être reconnu. « Écrire sur l’écriture, est-ce encore écrire ? » , s’interroge Frédéric-Yves Jeannet. La réponse est évidemment positive. Avec Recouvrance , ce geste réflexif atteint même des sommets.

[^2]: Les deux premiers titres sont épuisés. Charité a été publié chez Flammarion. Frédéric-Yves Jeannet est aussi l’auteur de livres d’entretiens et de correspondances avec Michel Butor, Annie Ernaux et Hélène Cixous.)

Culture
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