Marché sans tutelle

L’essayiste Karl Polanyi a mis en évidence les potentialités totalitaires du marché,
et montré que la contradiction entre l’économie de marché et la démocratie
a constitué la raison du fascisme.

Jérôme Maucourant  • 13 septembre 2007
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Les difficultés actuelles de la présente mondialisation suscitent une interrogation légitime : peut-on laisser la substance de la société être déterminée par le marché, dans la mesure où la précédente mondialisation a abouti à la catastrophe des années 1930 ? N’y a-t-il pas urgence à comprendre comment émerge le totalitarisme ou des systèmes économiquement libéraux mais politiquement autoritaires, voire comment se constituent des régimes où l’ambition démocratique est vidée de substance ? Cette problématique traversait déjà l’ouvrage de Karl Polanyi intitulé la Grande Transformation (1944). D’autres textes, écrits dans les années 1920-1930 (publiés sous le titre Essais de Karl Polanyi) , mettent en évidence les potentialités totalitaires du marché et montrent que la contradiction entre l’économie de marché et la démocratie politique constitua la raison du fascisme. Évidemment, l’antagonisme entre démocratie et marché, que nous nous proposons d’illustrer à la suite de Polanyi, n’a de sens que si l’on précise le contenu de ces notions. En premier lieu, l’idéal démocratique considéré ici est l’ambition visant à instituer une égale liberté entre tous, car il n’est pas possible de donner un contenu réel à la liberté si les ressources, c’est-à-dire les pouvoirs, sont trop inégalement réparties. En second lieu, le « marché » est envisagé, dans notre propos, comme un projet visant à créer un ensemble de marchés capable d’autorégulation, ce qui signifie que les mécanismes économiques doivent s’émanciper de toute tutelle politique.

La fécondité de la démarche polanyienne et sa troublante actualité ont sans doute été occultées quelque temps par l’écran de fumée que furent les années 1990, qui semblaient avoir accompli les promesses d’une société mondiale de marché dont les prolégomènes remontent aux années 1970. Autrement dit, il s’agit de montrer que le syntagme « démocratie de marché » n’est pas un objectif raisonnable, mais plutôt une figure de rhétorique, l’oxymore, et que la volonté de construire une société démocratique fondée sur le marché est un danger pour la société elle-même. […]

Après l’effondrement du mur de Berlin, en 1989, une nouvelle ère se dessinait, car rien ne semblait pouvoir empêcher l’avènement du règne universel des marchés libres et de la liberté politique, ceux-ci étant conçus comme un tout indissociable. L’édification durable d’une démocratie de marché semblait inéluctable. Le vieux XXe siècle, avec ses guerres inédites, ses totalitarismes et ses luttes de classes surannées, aurait dû se dissoudre dans un passé à jamais révolu. Tout comme au XIXe siècle, le clivage entre libéraux et conservateurs semblait redevenir le clivage politiquement déterminant. Or, Polanyi avait déjà montré que la première mondialisation ­ la « nouvelle économie » selon ses propres termes ­, triomphante entre les années 1870 et la Grande Guerre, s’appuyait, aussi, sur une « mentalité de marché », selon laquelle les marchés libres étaient la clef du progrès et de l’unification du monde. La montée des fascismes dans les années 1920, puis l’épisode nazi, balaya ces illusions. Polanyi n’hésita pas alors à moquer les sentences des thuriféraires de la société de marché qui, à l’instar de Von Mises, estimaient que la « souveraineté était une illusion ridicule ». Il est donc manifeste que la première mondialisation faisait déjà commettre quelques bévues aux économistes…

Aujourd’hui, il est manifeste que les réalisations de la seconde mondialisation, dont les prolégomènes remontent aux déréglementations et politiques d’austérité entreprises à la fin des années 1970, doivent être discutées. L’empire américain a pris la relève de l’empire britannique, qui fut le moteur de la première mondialisation, mais, l’imposition par la force du marché, comme le retour aux vieilles méthodes d’exploitation des pays conquis, sont des facteurs importants de la renaissance multiforme des menaces totalitaires, qu’elles aient un masque religieux ou nationaliste. Les chocs entre les ambitions impériales et les réactions nationales ou régionales qu’elles suscitent sont un élément central de l’antagonisme entre démocratie et marché. L’histoire devient le fruit chaotique de la dialectique d’une société de marché contenant à peine les conséquences sociopolitiques de l’expansion des régulations marchandes, que ce soit par la force, la séduction ou l’appel à l’intérêt bien compris. En s’inspirant du schéma dialectique du « double mouvement », que Polanyi avait esquissé pour le cadre national, il nous faut considérer l’émergence de « contre-mouvements », qui succèdent généralement au « mouvement » d’institution des marchés, car les processus de marché, brutalement instaurés, exigent des réactions appelant à la réglementation des marchés pour que la vie des hommes demeure possible. Parfois, si des intérêts majeurs de groupes sociaux sont mis en cause par la marchandisation, si des modes de vie sont violemment délégitimés au nom de l’universalisme marchand, le politique peut se voir investi d’une mission de protection de ces intérêts sociaux ou culturels, fût-ce au prix d’un autoritarisme. Polanyi avait, contre les marxistes orthodoxes, expliqué que c’est souvent pour des causes tenant à la déstructuration culturelle des sociétés, plus qu’à des facteurs économiques, que certaines sociétés en venaient à disparaître ou à connaître des transformations autoritaires. Une leçon qu’il tirait de l’histoire anglaise est que le rythme du changement importe tout autant que la nature des changements. […]

Jérôme Maucourant est économiste. Il a récemment publié Avez-vous lu Polanyi ?, La Dispute ; « Le capital comme volonté et représentation », *Rue Descartes* , n° 49, 2005. Il participe à l'édition des Essais de Karl Polanyi, à paraître en 2007 aux éditions du Seuil.
Temps de lecture : 5 minutes
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