Un discours si naturel

Utiliser l’argument de l’évolution historique pour démonter la naturalisation
du discours économique peut avoir l’effet contraire à celui escompté.

Gilles Campagnolo  • 13 septembre 2007
Partager :

La naturalisation du discours économique consiste dans l’affirmation qu’il existe un ordre « naturel » (ou encore parfois dit « spontané », selon les époques et les auteurs) qui se traduit par une rétribution naturelle des facteurs de production, capital et travail. Ces derniers permettent de satisfaire les besoins des individus en tout ce qui ne leur est pas immédiatement disponible pour leur consommation. Les matières premières sont l’objet de transactions, mais aussi le travail humain qui les transforme (comme celui des animaux et, surtout, avec l’ère industrielle, celui des machines que les hommes mettent à leur service). Le discours naturaliste prétend démontrer qu’il existe un niveau des prix (parmi lesquels un taux de salaire) naturel auquel doivent s’ajuster les échanges. Le discours qui naturalise l’activité humaine énonce de même qu’un taux de chômage naturel s’ensuit des conditions données dans les contrats passés sur le marché libre du travail. Ce taux de chômage est influencé par les formes contractuelles et par les obligations (légales, notamment) existantes, de même que par la situation des parties contractantes (des caractéristiques qui, elles, dépendent de la démographie, du niveau d’éducation et de la formation des agents, etc.).

Pour dénoncer la confusion entre ce qui est « naturel » et ce qui est simplement « existant », entre le droit et le fait, la stratégie inévitable consiste à historiciser le discours tenu en économie, à montrer qu’il y a là le résultat d’une évolution historique ­ et qu’elle fut sans doute violente et injuste. Au vu de l’histoire humaine, ce dernier point n’est pas le plus difficile à montrer… La critique du capitalisme historicise donc la description de ce dernier, tandis que le discours inverse tend à naturaliser la sienne. Marx ne fut ni le seul ni le premier dans cette entreprise. Ce discours naturaliste parut même si suspect qu’il engendra ses contradicteurs dès l’« invention » (l’expression est de Catherine Larrère) de l’économie politique sous les Lumières. Rousseau écrivait : « L’évidence ne peut jamais être dans les lois naturelles et politiques qu’en les considérant par abstraction. Dans un gouvernement particulier que tant d’éléments divers composent, cette évidence disparaît nécessairement » (lettre à Mirabeau du 26 juillet 1767). Point d’évidence naturelle qui tienne, mais des conditions historiques et des actions humaines, trop humaines !

Or, Rousseau écrivait cela avant que le phénomène du capitalisme industriel n’eût acquis de l’ampleur en France (en revanche, il en avait déjà en Angleterre). Marx n’eut ensuite qu’à adapter la formule rousseauiste du pacte inégal passé entre le « pauvre » qui aura « l’honneur de servir » tandis que le « riche » lui extorquera « le peu qu’il [lui] reste, pour la peine qu’ [il] prendra de [le] commander » ( Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, 1759) pour l’intégrer à sa propre analyse, en substituant au « pauvre » et au « riche » le « prolétaire » et le « capitaliste » . Le pamphlétaire de génie que fut Marx ne modifiait toutefois pas la teneur de l’analyse rousseauiste ; il l’actualisait seulement au stade du capitalisme. Et la possibilité même de la substitution des termes indique assez que les figures évoquées ne se limitent pas à tel mode de production particulier, mais tiennent bien à l’échange qui a lieu.

Car c’est en effet ici que s’inscrit le soupçon selon lequel, en naturalisant le discours économique, on justifie subrepticement un état de choses donné à un moment de l’histoire. Rousseau répondait à l’économiste de l’école physiocratique Pierre-Paul Mercier de La Rivière que les choses humaines n’ont point l’évidence de celles qui sont naturelles. Pourtant, la pertinence de l’attaque « antinaturaliste » ne doit pas se mesurer à sa véhémence, mais à la garantie qu’un discours différent peut effectivement être tenu. Or, depuis Rousseau et Marx, l’« horizon indépassable » de l’économie moderne (s’il en existe un) est peut-être bien devenu celui du capitalisme. L’identité affirmée entre le capitalisme et l’économie de marché trouverait alors précisément sa légitimation dans sa réalisation historique progressive. Dans l’ordre du discours, les théories de l’échange semblent le montrer, qui passent successivement de la théorie des avantages comparatifs absolus chez Smith à la comparaison relative chez Ricardo, pour aller jusqu’aux théories modernes de l’économie internationale et, si l’on use d’un anglicisme à la mode, « globalisée ». Il se peut que l’ambition critique, dans l’historicisme qu’elle déploie, soit révolutionnaire. Mais sa force éventuelle tient à la part de théorie qu’elle peut contenir. Marx en était, quant à lui, convaincu : c’est pourquoi il ne se contenta pas de s’indigner du « nettoyage de la paysannerie » anglaise , mais, au-delà de l’histoire de l’accumulation primitive du capital, décrivit le mécanisme de sa reproduction. Que son analyse fût réussie ou non, c’est là une autre question. Mais si « l’exploitation de l’homme par l’homme » est reconnue au titre d’un fait, repose-t-elle donc sur l’échange ? En d’autres termes, celui-ci aboutit-il effectivement à identifier capitalisme et marché ? […]

Concluons donc qu’il n’existe pas d’identité donnée entre le capitalisme et l’échange tel qu’il est pratiqué sur les marchés, ni dans l’histoire, ni dans la théorie. Mais disons qu’ils se sont identifiés. Et, dès lors, que dénoncer la confusion régnante à ce sujet n’a de sens qu’en prenant garde au devenir du processus. Sinon, loin de rompre l’assimilation progressive du capitalisme au marché, le discours critique lui rend, quoiqu’à son corps défendant, le plus bel hommage qui soit en manifestant que le partisan du marché libre le plus radical est aussi le plus moderne . Mieux : en historicisant sciemment le discours libéral en vue de le démystifier, le critique montre non seulement que ce discours fut originel et fondateur, mais qu’en toute logique, le capitalisme triomphant pourrait après tout n’être que sa véritable redécouverte… Montrer que la naturalisation du discours par les économistes est congénitale à leur science est donc à double tranchant. L’entreprise critique de Rousseau, celle révolutionnaire de Marx (qui retraçait, lui, la généalogie du capital) portaient contre la compréhension naturaliste et libérale de l’échange. Mais l’association faite d’emblée entre capitalisme et marché s’est progressivement réalisée. Le discours économique en prend simplement acte et il en rend seulement compte.

Cette conclusion pourrait bien déplaire aux uns sans satisfaire les autres… Dire que l’identité proclamée entre capitalisme et marché est problématique, cela implique que le discours naturaliste a tort de vouloir en imposer ­ et de croire qu’il le peut indéfiniment. Mais souligner à quel point sa dénonciation est, elle, douteuse, cela revient à rejeter le soupçon sur ceux qui prétendent d’abord le porter. Le philosophe n’a, quant à lui, pour se défendre, que la manifestation de sa bonne foi : il ne cherche pas à être utile à une cause… Selon la définition donnée par Merleau-Ponty dans son cours inaugural du Collège de France, il se caractérise seulement par son sens de l’ambiguïté et son goût de la clarté.

* Gilles Campagnolo est philosophe et économiste. Il est chercheur titulaire au CNRS et a notamment publié Critique de l'économie politique classique (PUF, 2004).
Temps de lecture : 6 minutes
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don