Un système inhumain

La ressemblance du camp d’Auschwitz avec une usine de mort tournant à plein régime en fait un laboratoire d’analogies entre la rationalité de la production en série et les pratiques modernes d’extermination de masse.

Enzo Traverso  • 13 septembre 2007
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Auschwitz constitue un laboratoire privilégié pour étudier les analogies qui existent entre la rationalité capitaliste de la production sérielle et les pratiques modernes d’extermination à une échelle de masse. Cette affinité n’a rien d’abstrait ou de métaphorique. Elle prend d’emblée une dimension visuelle. En regardant les photographies d’Auschwitz-Birkenau réalisées par l’aviation américaine pendant la Seconde Guerre mondiale, on pourrait facilement prendre ce camp d’extermination pour une usine. La symétrie des bâtiments, tant les baraquements en bois que les maisons en brique, dans un espace clôturé, dominé par la silhouette des cheminées des crématoriums, avec les rails qui entrent dans le camp, rappelle de près le paysage industriel du XIXe ou du début du XXe siècle. On se croirait dans une usine. En effet, Auschwitz fonctionnait comme une gigantesque usine de production de cadavres, dans laquelle les juifs déportés de toute l’Europe soumise à l’occupation nazie constituaient la « matière première », acheminée à sa destination finale par les chemins de fer, dans des wagons à bestiaux, comme une marchandise. La spoliation des victimes, expropriées de leurs biens et même de certaines parties de leur corps, des dents en or à leurs cheveux, suivait des procédures standardisées, tandis que l’incinération des cadavres se déroulait comme un travail à la chaîne, avec des équipes qui alternaient pour remplir les fours et d’autres qui évacuaient les cendres, sous le regard d’un chronométreur qui calculait les temps. « Pendant qu’on dégageait les cendres de l’un des complexes de fours , écrit Filip Müller dans ses mémoires, on allumait les ventilateurs sur le complexe voisin et l’on faisait tous les préparatifs pour un nouvel arrivage. Un assez grand nombre de cadavres jonchaient déjà le sol de béton nu, tout autour. » L’efficacité des fours avait été améliorée grâce aux expertises des techniciens de l’entreprise Topf, d’Erfurt, tandis que les boîtes de Zyklon B injecté dans les chambres à gaz avaient été spécialement conçues et produites en série par IG Farben, l’un des plus grands conglomérats chimiques d’Europe. Les responsables du camp tenaient la comptabilité des victimes, en essayant d’améliorer la « productivité » du système. Le caractère « fordiste » des camps d’extermination nazis était d’ailleurs reconnu par les nazis eux-mêmes, qui s’étaient faits les promoteurs, en Allemagne, des écrits d’Henry Ford. Interrogé par Claude Lanzmann dans Shoah , l’ex-SS Franz Suchomel s’exprimait sur ce point sans la moindre ambiguïté : « Treblinka était une chaîne de mort, primitive, mais qui fonctionnait bien. » L’image de la « chaîne » (am laufenden Band) revient aussi dans les mots d’un médecin SS d’Auschwitz, cité par Raul Hilberg, le principal historien de l’Holocauste.

Mais cette affinité morphologique entre les camps d’extermination nazis et les usines taylorisées du XXe siècle ne suffit pas à faire d’Auschwitz un simple avatar du capitalisme : le capitalisme est un système industriel de production de marchandises , avec un but de profit ; Auschwitz n’était pas une entreprise capitaliste, parce que l’on n’y produisait pas des marchandises, mais des cadavres … En dernière analyse et en dépit de multiples médiations, l’extermination des juifs répondait à un impératif idéologique. Son irrationalité économique était patente, en dépit de quelques tentatives récentes de prouver le contraire : les coûts des rafles et des déportations étaient couverts par l’expropriation des victimes ; pourtant le système, dans son ensemble, demeurait non rentable. Si l’on prend en considération la finalité des camps d’extermination nazis, il ne fait pas de doute qu’ils n’étaient pas des entreprises capitalistes. Leur ressort était la vision du monde nazie, non celle du seul profit.

Reste le fait, cependant, que ces camps reproduisaient les caractéristiques et les normes de fonctionnement des entreprises capitalistes. Ils étaient des usines qui produisaient la mort. Vue sous cet angle, la rationalité instrumentale du capitalisme s’est révélée la condition nécessaire pour la réalisation des projets modernes d’extermination à l’échelle de masse. Cette réflexion va au-delà du constat du caractère potentiellement destructeur de la technologie moderne. Si la bombe atomique remet en question la technologie et la science comme vecteurs de progrès, les camps d’extermination interrogent le capitalisme en tant que système global d’organisation de la société, fondé sur le principe de la rationalité instrumentale. C’est pourquoi le sociologue britannique Zygmunt Bauman a proposé de « traiter l’Holocauste comme un test exceptionnel, mais significatif et fiable, des possibilités cachées de la société moderne. » Et, bien avant lui, Theodor W. Adorno considérait le nazisme comme une forme de barbarie « inscrite dans le principe même de la civilisation ».

Si l’on adopte cette perspective, l’inhumanité du capitalisme n’apparaît plus comme le souvenir de son accouchement douloureux ­ comme à la période des slums (« taudis », « bidonvilles »), décrits par Dickens dans les Temps difficiles ­ ou comme l’un de ses excès déplorables ­ avec la surexploitation des ouvriers du Sud ­, mais comme l’un de ses traits constitutifs. En tant que dispositif social alliant rationalité et domination , le capitalisme, tout au long de son histoire, a engendré l’inhumanité et la destruction, au même titre qu’un immense développement des forces productives matérielles et intellectuelles. Progrès matériel et régression sociale vont de pair, comme deux faces de la même médaille. Pour un philosophe comme Herbert Marcuse, dont la pensée s’inspirait à la fois de la théorie du capitalisme de Marx, du concept de rationalité de Weber et de la vision de la technique de Heidegger, la rationalité du capitalisme tardif tendait à s’éloigner progressivement de sa ratio originaire, celle d’une bourgeoisie « ascétique » et éthiquement inspirée, pour se transformer en irrationalité humaine et sociale.

Si le capitalisme ne débouchait pas inéluctablement sur la domination totalitaire, il en constituait néanmoins une prémisse indispensable. C’est dans ce sens que Max Horkheimer avait forgé en 1939 un aphorisme devenu célèbre : « Celui qui ne parle pas du capitalisme n’a pas le droit de parler du fascisme. » Aujourd’hui, à une époque où les camps d’extermination nazis appartiennent à notre mémoire historique, la rationalité poussée à l’extrême de chaque entreprise capitaliste débouche sur l’irrationalité globale d’un système qui produit des catastrophes écologiques, des inégalités sociales monstrueuses et l’appauvrissement croissant d’une large partie de la planète. Sa « rationalité irrationnelle » n’est plus celle des camps d’extermination, où l’organisation scientifique du travail était mise au service de la mort. C’est plutôt la « rationalité irrationnelle » d’une domination « globalitaire », où toutes les relations sociales, tous les besoins de l’humanité sont soumis à un processus de réification universelle, qui les transforme en marchandises : de l’information à la culture, de l’eau à l’alimentation, jusqu’à l’organisation de la santé. Le capitalisme n’a certes pas inventé le sida, mais il a organisé sa propagation, en soumettant à un impératif marchand la production et la distribution des médicaments qui permettent de le combattre. Si la globalisation économique ne parvient pas à se soustraire à sa logique actuelle, celle d’une rationalité purement marchande et financière, lorsqu’elle aura définitivement phagocyté la planète, l’avenir sera bien, à l’aune de la prophétie webérienne, « une nuit sombre et rude » .

Enzo Traverso enseigne les sciences politiques à l'université Jules-Verne de Picardie. Il a notamment publié le Passé, modes d'emploi, histoire, mémoire, politique, La Fabrique, 2005 ; le Totalitarisme, le XXe siècle en débat, Seuil, 2001 ; et la Violence nazie, une généalogie européenne, La Fabrique, 2002.
Temps de lecture : 6 minutes
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