« Une culture de la liaison »

Médecin, ancien international de rugby et vice-président du syndicat des joueurs
de rugby professionnels, Provale,
Serge Simon explique pourquoi la professionna-
lisation
n’a pas,
pour l’instant, altéré l’essence d’un sport fondé sur
le combat collectif.

Ingrid Merckx  • 6 septembre 2007 abonné·es

Comment le rugby a-t-il évolué depuis 1995, date de sa professionnalisation ?

Serge Simon : La professionnalisation a entraîné une révolution au niveau des clubs, des structures, des dirigeants… Nommé à la présidence du syndicat des joueurs de rugby professionnels au moment où les choses ont commencé à se mettre en place, j’ai vécu cette évolution de l’intérieur. Première conséquence, la fédération a été obligée de créer une ligue professionnelle autonome, avec qui les rapports ne sont d’ailleurs pas toujours faciles. Plusieurs habitudes séculaires ­ tradition orale, compagnonnage ­ qui rendaient bien des services, mais montraient des limites à l’heure où les enjeux grandissaient, ont été abandonnées. Et, nous en sommes assez fiers, le rugby est le premier sport à avoir une convention collective. Ce qui veut dire : une bonne protection des salariés, pas de surchauffe, pas de bulle spéculative.

Ces évolutions font qu’aujourd’hui le rugby fonctionne plutôt bien, et dans des structures plutôt saines. Au niveau humain, le rugby s’est transformé, surtout depuis que j’ai arrêté de jouer, en 2000. La préparation athlétique a modifié le jeu, les physiques et les mentalités. Jusqu’en 1996, on s’entraînait trois, quatre fois par semaine. Puis on est passé à huit fois par semaine. Ceux qui ont commencé le rugby dans ces années-là connaissent une véritable exclusivité de pratique. Ce qui est nouveau dans l’histoire de ce sport qui se targuait d’une insertion sociale très forte et de faire se côtoyer différentes catégories socioprofessionnelles dans la même équipe. Cela n’est plus possible aujourd’hui : il n’y aura plus que des joueurs de rugby.

Le jeu, enfin, a évolué de manière très positive : le niveau des matchs est excellent, ce qui entraîne une réussite marketing et médiatique. Le rugby est un sport qui monte. Sans talonner le foot, mais en jouant sur les points faibles du foot puisque le rugby est réputé pour la qualité de son public, convivial, familial, non porteur d’agressivité. Le rugby ne rivalise pas quantitativement avec le foot mais qualitativement. La place qu’il occupe est quand même un peu disproportionnée : il y a toute une part de la population « rugby friendly » , mais seulement 300 000 licenciés en France. Le rayonnement des valeurs et de la culture rugby va bien au-delà de son assise en termes de pratique.

Gagner des spectateurs et des licenciés est-il le principal enjeu de la Coupe du monde, qui se déroulera entre le 7 septembre et le 20 octobre dans dix villes françaises, à Cardiff et à Edimbourg ?

C’est bien sûr l’un des objectifs d’une telle compétition. La difficulté n’étant pas d’obtenir ces nouveaux licenciés, mais de pouvoir les accueillir et les encadrer. La Coupe du monde doit aussi permettre au rugby de franchir un nouveau cap en termes de notoriété. Avec un souhait caché : que le professionnalisme, le succès, la médiatisation ne viennent pas altérer le socle de valeurs qui fondent la culture rugby (solidarité, abnégation, courage, fraternité, etc.) et en font un outil pédagogique formidable. Selon moi, tant qu’on ne touche pas à la pratique d’un sport, on n’en change pas la culture. La boxe, sport de gros sous, médiatique, professionnel à outrance, structurellement assez suspect, en est un bon exemple : tant qu’il faudra monter sur un ring pour mettre des marrons, les personnages resteront globalement les mêmes. Pour le rugby, c’est un peu pareil. C’est un sport fondé sur le combat collectif. Cette double dimension ­ qui n’est pas que d’ordre symbolique mais se traduit concrètement par des phases de jeu ­ présélectionne un certain profil de joueurs et induit une certaine culture de la solidarité. Pour le rugby, le gros danger serait qu’on modifie les règles sous la pression des médias. Si on supprimait la mêlée, par exemple, au prétexte qu’on n’y comprendrait rien ou qu’elle ralentirait le jeu. Ce qui n’est pas le cas.

En France, le rugby évolue entre l’image d’un sport du Sud-Ouest, plutôt rural, et celle d’un sport de nantis, plutôt blancs de peau. Comment les questions identitaires se posent-elles dans ce sport ?

Le rugby est effectivement beaucoup moins ouvert à la diversité que le foot. En vingt-cinq ans de pratique, je n’ai jamais su trop expliquer pourquoi. On en revient toujours à la manière dont la pratique présélectionne les joueurs. La fédération a d’ailleurs ouvert de nombreux chantiers pour recruter en banlieue, au pied des cités, dans la culture foot, basket ou R&B. Mais, historiquement, le rugby reste un sport britannique et extrêmement bourgeois. Il a été inventé spontanément par des jeunes bourgeois de l’époque victorienne, que leurs éducateurs ont laissé faire parce qu’ils ont vu qu’ils étaient en train de mettre en place une forme d’autorégulation de la violence. Le rugby est donc devenu le bras armé de l’éducation bourgeoise : ou comment canaliser la violence individuelle au profit d’un projet collectif. C’est un sport qui comporte beaucoup de règles collectives. C’est peut-être pour cela qu’il ne séduit pas dans des milieux où règne l’individualisme. Au niveau identitaire, on entre sur un terrain de rugby pour mener un combat, et donc défendre un certain nombre de choses, au premier rang desquelles la couleur du maillot : sa ville, son club. Même si ces choses-là évoluent aussi du fait du nomadisme des joueurs. Le rugby-village disparaît, mais l’idée d’affrontement entre deux villes, deux couleurs, deux pays, persiste.

Maurice Herzog, Alain Calmat, Roger Bambuck, Guy Drut, Jean-François Lamour : plusieurs sportifs se sont déjà vu confier le portefeuille des Sports. Mais aucun aussi rapidement que Bernard Laporte, sélectionneur de l’équipe nationale du XV de France et ancien de vos coéquipiers, qui sera secrétaire d’État de Nicolas Sarkozy à l’issue de la Coupe du monde. Comment interpréter cette nomination ? Et que peut-on en attendre ?

Comme tous les gens de rugby, je me réjouis du fait qu’un rugbyman devienne secrétaire d’État aux Sports. C’est une première. Mais je suis avant tout ravi pour Bernard Laporte, qui fait partie de ma vie, comme je fais partie de la sienne, depuis des années. Même si, en politique, on n’est pas du même bord. Nicolas Sarkozy a « flashé » sur lui. Cette nomination me paraît assez exemplaire de la façon de faire du Président, qui agit au-delà des conventions. Après, on aime ou on n’aime pas… Mes convictions sont connues : je n’ai pas caché mon engagement aux côtés de Ségolène Royal pendant la campagne présidentielle. Je suis un grand militant de l’engagement politique. Il faut que la politique redevienne quelque chose de naturel, que tout le monde se l’approprie. Il faut pousser les gens à s’engager et, quand on a un peu de notoriété, montrer que l’engagement est simple, qu’on peut afficher ses soutiens sans problème. Qu’on peut être en désaccord et amis : c’est notre cas, avec Bernard Laporte, et cela nous faisait rire, pendant la campagne présidentielle, de lire dans les journaux que si Sarkozy était élu, ce serait lui son ministre des Sports, et que si c’était Ségolène Royal, ce serait moi.

Peut-on dire que vous être un homme de gauche dans un milieu plutôt de droite ?

Je suis un homme de gauche, d’abord par héritage familial : je suis fils d’immigrés italiens communistes chassés par le fascisme. Et par conviction. Mais je suis non encarté, moderne, rénovateur, j’aime la réussite. Être de gauche, pour moi, c’est réussir et faire que tout le monde en profite. Le rugby est un sport de droite, parce que réactionnaire et d’essence bourgeoise. Mais il y a aussi dans ce sport un côté collectif, solidaire, où le plus gros protège le plus petit. Le rugby incarne un modèle social où tout le monde (le petit, le malin, celui qui court vite) a une utilité à un endroit… Ce qui n’est pas précisément une idée de droite. En revanche, la Fédération française de rugby a quasiment été une filiale du RPR pendant des années. Si le milieu du rugby est réactionnaire, c’est vrai du milieu sportif en général, des institutions sportives en tout cas. Moi, tout le monde sait où je me situe, et je n’en fais pas un problème, j’aime la contradiction.

Si le rugby se développe à l’échelle mondiale, il semble rester un sport très occidental. Sa mondialisation géographique est-elle possible ? Sa mondialisation économique est-elle souhaitable ?

La mondialisation n’est pas possible. Le rugby reste, et restera, un sport avec un socle de pays pratiquants issus de l’histoire victorienne ­ le Commonwealth moins l’Inde. Il faut un côté britannique pour que cela prenne. Après, il y a des greffes, comme l’Argentine, l’Italie, ou parce que des passionnés font que ce sport démarre dans certains pays. Mais il n’y aura pas d’embrasement planétaire comme pour le foot, parce que le rugby est moins une pratique sportive qu’une culture qui se façonne au fil d’entraînements. Pour former massivement à ce sport, il faut que sa culture ait des racines dans une société. La mondialisation n’est pas souhaitable. Ce sport doit rester un peu hermétique, c’est là sa richesse, ce qui le protège et ce qui le nourrit. Si, sous pression médiatique, le rugby devenait quelque chose d’absolument limpide, spectaculaire, accessible, il changerait d’essence. Une essence qui repose avant tout sur une culture de la liaison : le rugby est le seul sport où l’on peut et où l’on doit se lier à ses partenaires pour ne pas être emporté. Pour ne pas se mettre physiquement en danger.

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