À propos de quelques paradoxes…

Pierre Zaoui propose un chassé-croisé entre le libéralisme en trompe-l’œil de la droite et l’antilibéralisme d’une gauche qui devrait davantage se réclamer de la liberté et de l’individualisme. Nous publions cette semaine trois nouvelles contributions sur « ces questions qui fâchent à gauche ». Celles-ci sont à consulter dans notre rubrique Idées et sur le site de la revue Mouvements.

Pierre Zaoui  • 11 octobre 2007 abonné·es

On rappelle souvent que Marx aimait à dire, vers la fin de sa vie, qu’au moins une chose pour lui était sûre, c’est qu’il n’était pas marxiste. Mais on pourrait ajouter sans crainte que deux autres choses étaient tout aussi sûres : qu’il n’était ni anticapitaliste ni antilibéral. Il ne pouvait pas être anticapitaliste, parce que les termes de capitalisme et de système capitaliste n’existaient pas encore : on n’en trouve les premières occurrences qu’à partir du début du XXe siècle, notamment avec la parution en 1902 du texte de Sombart intitulé le Capitalisme moderne . Et il n’était pas davantage contre le libéralisme, puisque le terme désignait alors le mouvement anglais des free traders, qui luttaient pour le libre-échange.Mouvement ambigu puisqu’il répandait la liberté d’exploiter, mais accentuait par là même les contradictions sociales, et donc hâtait peut-être la révolution sociale que Marx appelait de ses voeux.

Illustration - À propos de quelques paradoxes…


Un militant anarchiste en 1997. DEMARTHON/AFP

Certes, nous jouons un peu sur les mots, mais pas seulement. Car Marx n’était pas davantage contre le capital, c’est-à-dire la concentration des moyens de production, de circulation et de consommation. Le socialisme étatique censé dépasser le mode de production capitaliste devait signer, en un sens, exactement le contraire : le triomphe des puissances révolutionnaires inédites d’un capital collectivisé, donc d’un capital pur, sans concurrence et sans répartition. Marx était donc seulement contre son appropriation par une classe extrêmement restreinte de la société ­ ce qui est tout différent ­, une telle appropriation à la fois reposant sur et conduisant à l’expropriation et à la misère du plus grand nombre. Et il était encore moins « contre » les droits formels du libéralisme politique institués lors de la Révolution glorieuse anglaise de 1688 ou lors de la Révolution française de 1789, ou contre l’égoïsme « individualiste » du libéralisme économique naissant. La « société sans classes » communiste était aussi bien une communauté de solitaires, se livrant à leurs libres activités individuelles, sans plus distinguer entre matière et forme, ou entre égoïsme et générosité. Ce qu’il condamnait, en revanche, c’était uniquement une conception idéologique, formelle, ou plus exactement hémiplégique, des droits de l’homme ou des solidarités «~douces~» : déclarer la liberté pour tous de travailler, de penser, de circuler ou de suivre un culte particulier, comme se déclarer solidaire des démunis, quand le droit et le fait non seulement ne coïncident pas (ce qui est le sens même de leur distinction) mais s’opposent terme à terme, n’est plus un idéal moral, c’est une farce et un mensonge.

En un sens, tout le geste marxien ou marxiste n’a donc consisté qu’en une seule chose : chercher non pas à résister mais à accomplir jusqu’au bout le capitalisme et le libéralisme ; ou, plus exactement, chercher à convaincre la multitude disparate des mouvements communistes et ouvriers de son temps que, face aux formidables puissances de développement du capitalisme et du libéralisme, il n’y avait de résistance efficace et de transformation sociale effective qu’en poussant de telles puissances jusqu’au bout de ce qu’elles pouvaient : concentrer plus encore le capital jusqu’à le rendre disponible à une réappropriation collective, rationaliser plus encore la production jusqu’à produire un grand automate collectif qui nous libère du travail, soutenir plus encore la constitution d’un marché mondial jusqu’à ce que l’opposition entre nations ou patriotismes économiques, comme on dit aujourd’hui, perde toute pertinence, et ce, afin de mettre l’abondance à la portée de tous jusqu’au point où elle perde toute valeur et nous libère de toute « loi de la valeur », et ainsi faire de chacun un individu entièrement libre, arraché aux griffes de la famille, de la religion, de la tradition, du paternalisme patronal comme du paternalisme étatique. En bref, on ne peut transformer politiquement une société qui n’est pas déjà en voie de transformation par d’autres voies (pour Marx, essentiellement économiques), mais on ne le peut qu’en trouvant au sein même de ces transformations les forces de leur réorientation vers un avenir plus humain.

Le premier problème n’est donc peut-être pas de savoir si cette perspective ouverte par Marx est aujourd’hui close ou non, mais d’abord de reconnaître que l’on ne peut pas être fidèle à une certaine gauche en répudiant son horizon fondateur : non pas contrer mais achever le mouvement même de la modernité libérale et capitaliste. En termes lapidaires, être enfin à nouveau capable de dire : les vrais libéraux, les vrais « amis de la liberté », c’est nous, les vrais individualistes, c’est nous, les vrais internationalistes c’est nous, les vrais penseurs du risque et de l’innovation, de la libre entreprise et de la libre circulation de tous, c’est nous. En d’autres termes, cesser d’être conservateurs en matière de propositions et de réformes, comme le sont depuis plus de vingt ans les principaux tenants de la gauche dite « réaliste » comme de la gauche dite « radicale », en appréhendant les « problèmes » d’aujourd’hui (la réforme des financements des retraites et de la Sécurité sociale, du service public, de l’Europe, de la concurrence mondiale, etc.) comme des occasions d’espérance et de nouvelles transformations, et non comme des sources de craintes et d’uniques appels à la résistance.

Par contrecoup, retrouver une telle perspective supposerait avant tout de prouver que les droites et les gauches dites libérales pèchent avant tout par… manque de libéralisme. Ce qui à coup sûr ne serait guère difficile : elles remettent en cause les libertés fondamentales de l’individu (notamment depuis le 11 Septembre), sont fauteurs de guerre et de troubles à l’ordre public (par les émeutes qu’elles provoquent), laissent se développer la pauvreté qui exclut de facto les plus démunis de l’accès aux marchés, reviennent sur les piliers de l’État providence, qui, pourtant, permettent seuls à chacun de s’engager dans des risques humains et calculés, homogénéisent les individus tant l’individualité ne peut se développer que dans des sociétés multipliant les types de « réussite » possible, refusent l’ouverture des frontières aux immigrés tout en prônant la libre circulation des biens et des personnes, sont essentiellement réactionnaires en matière de moeurs et de culture.

En revanche, ce qui serait sans doute autrement difficile serait de pouvoir enfin poser le second problème, celui de savoir discriminer entre ce qui est vivant et ce qui est mort dans les moyens envisagés par Marx pour convenir à sa perspective « moderniste ». Car, dans un tel chantier, il est probable que l’on ne saurait plus soutenir, entre autres, ni son productivisme face aux désastres écologiques d’aujourd’hui ; ni son traitement bien rapide de la « question de la violence », son mépris du droit « bourgeois » et sa conception purement instrumentale de l’État après les dérives des « socialismes réels » ; ni sa compréhension de la monnaie et de la finance comme de simples éléments de la sphère productive ; et encore moins sa foi dans un parti unique, avant-garde du prolétariat.

Mais c’est peut-être seulement en renonçant d’abord à l’opposition stérile entre «~pour~» et «~contre~» le libéralisme ou le capitalisme que l’ouverture d’un tel chantier, long, compliqué, exigeant nécessairement la participation du plus grand nombre, pourrait cesser d’être promise après chaque nouvelle défaite pour être ensuite ajournée dans la grisaille des querelles d’appareils et de personnes.

Idées
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