André Gorz, l’autonome fusionnel

Le philosophe s’est suicidé le 24 septembre avec sa femme malade. Un penseur inclassable, inventeur de l’écologie politique et critique radical du capitalisme.

Patrick Piro  et  Christophe Fourel  • 4 octobre 2007 abonné·es

Il me dit un jour : « Je ne vous ai encore jamais parlé de mon grand oeuvre, venez voir… » C’était il y a cinq ans, et André Gorz avait déjà livré depuis longtemps les fondements de sa pensée philosophique : le Traître , élogieusement préfacé par Sartre, qui le voyait comme un des plus brillants penseurs de son temps, la Morale de l’histoire [^2] et Fondements pour une morale [^3]. En une dizaine d’ouvrages, il avait aussi bâti une puissante critique du capitalisme, ainsi qu’une relecture sans concession du marxisme [^4]. Ne manquait que Lettre à D. , histoire d’un amour [^5], où il révèle au public qu’il existe un coauteur à tout cela, sa femme Dorine, sans laquelle, dit-il, il n’est rien. Non, ce que Gérard Horst (son nom d’état civil) veut me montrer, c’est la centaine d’arbres d’essences variées qu’il a peu à peu plantés autour de leur maison de Vosnon (Aube). Son autre descendance, avec celle des livres, pour ce couple sans enfants, et un rappel discret : André Gorz est l’inventeur de l’écologie politique.

Illustration - André Gorz, l’autonome fusionnel


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Né à Vienne (Autriche) en 1923, Horst mènera une quête forcenée du sens de la vie. Sa rencontre avec Jean-Paul Sartre, en 1946, sera tout aussi décisive que sa rencontre avec Dorine un an plus tard. Il décide en 1949 de s’installer en France, dont il adoptera la nationalité.

Au coeur de sa pensée : la question de l’autonomie de l’individu. Gorz la considère, avec la relation aux autres, comme le levier incontournable de toute transformation sociale. Il rejette ainsi sans concession les idéologies qui font l’impasse sur le sujet et sa subjectivité, comme le structuralisme.

Singulier, inclassable, d’une grande culture, André Gorz est un autodidacte, ce qui n’aidera pas à sa reconnaissance en France, où l’on aime le rattachement à des écoles de pensée. Il jouit d’une notoriété bien plus remarquable en Angleterre, où il est considéré comme un héritier de Sartre, ou en Allemagne, où il est affilié à Herbert Marcuse ou bien à l’École de Francfort.

Il faut dire qu’il a semblé vouloir brouiller les pistes. En marge d’une carrière de théoricien, il mènera une activité de journaliste sous le pseudonyme de Michel Bosquet ­ il est cofondateur avec Jean Daniel du *** Nouvel Observateu* r en 1964 ­, décryptant principalement le monde économique. Le capitalisme est la cible prioritaire de sa « philosophie appliquée ». Destruction des écosystèmes, privatisation des biens communs, aliénation de l’individu par la surconsommation, religion de la croissance, etc. : il pose les fondements de l’écologie politique dès 1972 ­ ce que peu d’écologistes savent ­, la décrivant comme une pensée foncièrement anticapitaliste et subversive, dans la lignée d’un Ivan Illich, qu’il fera connaître au public français.

André Gorz, qui considère avoir tout dit sur le sujet dès cette époque, va alors développer sa critique sur la place du travail dans la société. Il milite pour sa réappropriation par l’individu, afin de réduire l’emprise de la sphère de l’hétéronomie, qui englobe les activités nécessaires et subies, au profit de celle de l’autonomie, où l’individu conquiert sa capacité à agir sur le système et à créer pour ses propres besoins. Constatant que le capitalisme fabrique inexorablement des marginaux et des précaires, il conclut (dans Adieux au prolétariat ) à l’échec de la lutte des classes, s’attirant la critique de ses amis syndicalistes. On est en 1980 ! À la veille de l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand, interprétée par le « peuple de gauche » comme le signe que le capitalisme n’est pas la fin de l’histoire. On connaît la suite…

D’une extrême rigueur intellectuelle, André Gorz est finalement victime de son caractère visionnaire. Celui-ci fera évoluer sa position vers un découplage entre temps de travail et revenu. Il préconisera d’abord que le revenu ne se mesure pas au temps passé à l’usine, au bureau ou au champ, mais à la durée d’une vie, dont bien d’autres moments sont utilement consacrés à la société. Il ira plus loin à partir de 1997, défendant une déconnexion totale du travail et du revenu, considérant qu’il avait sous-estimé une dimension fondamentale du capitalisme : l’appropriation et l’accumulation de l’immatériel collectif ­ les savoir-faire des populations, par exemple ([^6]
. Avec l’avènement de la révolution numérique, qui offre la perspective de produire avec une économie considérable de moyens humains, Gorz est définitivement convaincu de la pertinence d’un revenu social garanti, inconditionnel et universel.

La femme d’André Gorz était atteinte d’une maladie dégénérative, et il m’avait confié, il y a cinq ans, l’issue probable de cette épreuve de couple. Nous avions échangé il y a trois semaines, il était en pleine forme, énumérant ses projets. Le suicide de Gérard est-il un aveu de l’impuissance de Gorz à assumer jusqu’au bout son autonomie personnelle ? Bien au contraire. Cette conclusion éclaire la manière dont il l’avait bâtie, non pas comme l’acceptation mais la conjuration de la solitude intrinsèque de l’individu, par la fusion : l’un et l’autre, puis l’un pour l’autre, l’un est l’autre enfin. Sa rencontre avec Dorine le sauve probablement du suicide « d’échec » qui couvait sous ses violents tourments existentiels de l’époque. Le suicide de Gérard et de Dorine est d’une tout autre dimension, la seule manière de ne pas se quitter.

[^2]: Seuil, 1959.

[^3]: Galilée, 1977.

[^4]: Adieux au prolétariat, Galilée, 246 p., 18 euros ; Métamorphoses du travail, Folio « Essais », 2004, 438 p., 9,20 euros.

[^5]: Galilée, 2006, 74 p., 13,40 euros.

[^6]: Misère du présent, richesse du possible, Galilée, 1997 ; l’Immatériel, Galilée, 2003.

Idées
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