« Ce n’est pas l’intérêt qui mène le monde »

En rééditant Benoît Malon, le sociologue Philippe Chanial* propose une nouvelle lecture du socialisme d’inspiration libertaire, engagé dans le mouvement coopératif et dans les luttes des femmes.

Thierry Brun  • 18 octobre 2007 abonné·es

Pour quelles raisons avez-vous dirigé et présenté la réédition de la Morale sociale [^2], un livre de Benoît Malon, figure oubliée du socialisme français ?

Philippe Chanial : Nous avons la fâcheuse habitude de négliger la force et l’originalité de la tradition républicaine et socialiste française. Tout se passe comme si, des années 1830 à la veille de la Première Guerre mondiale, les libéraux et les conservateurs avaient eu le monopole de la pensée. Un ouvrage comme la Morale sociale montre comment un autodidacte ouvrier peut embrasser tout un ensemble de savoirs savants, théologiques, philosophiques et scientifiques, pour suggérer un fondement moral original au socialisme. Dans le contexte actuel d’émiettement de la gauche, lire Malon (1841-1893), c’est aussi découvrir combien le mouvement socialiste de la seconde moitié du XIXe siècle ­ où les frontières entre « coopérativistes » et « collectivistes », « révolutionnaires » et « réformistes », « marxistes » et « anarchistes », « fédéralistes » et « centralistes », « syndicalistes » et « parlementaristes » étaient si mouvantes ­ manifestait une cohérence que nous avons oubliée. Et dont nous aurions bien besoin. Malon est en quelque sorte le chaînon manquant entre le socialisme pionnier des saint-simoniens et des fouriéristes, prolongé par l’associationnisme de 1848, et le socialisme démocratique fin de siècle, incarné par Jaurès. Il fut, en ce sens, à la fois un passeur et un gardien vigilant, par la plume et par l’action, de l’unité plurielle du socialisme français.

Vous expliquez que Benoît Malon a été l’un des principaux théoriciens d’un socialisme réformiste et républicain. Quel sens avait ce socialisme-là ?

« Sachons être révolutionnaires quand les circonstances l’exigent, mais soyons réformistes toujours. » Cette formule de Malon résume bien le sens de son réformisme. Pour ce pionnier de l’Internationale, également grande figure de la Commune, le socialisme est d’abord une morale et ne saurait donc prétendre créer une société sans violence et sans oppression en faisant usage, au départ, de la violence et de l’oppression. La fin, même la plus sublime, ne justifie pas tous les moyens, qu’il s’agisse de la dictature du prolétariat des marxistes ou de la propagande par le fait des anarchistes. L’idéal socialiste est pour Malon moins un dogme qu’une morale pratique de la solidarité et de l’association. Et la politique réformiste qu’il préconise à la fin des années 1880 relève moins d’un renoncement que d’une expérimentation constante, ici et maintenant, et non au lendemain du Grand Soir. D’où, conformément à son inspiration libertaire, son engagement dans le socialisme municipal, dans le mouvement coopératif ou dans les luttes des femmes. Son républicanisme original s’en déduit. Pour Malon, comme pour Jaurès, l’idéal républicain d’autogouvernement n’a pas vertu à s’arrêter au seuil de l’espace économique. Le socialisme doit lutter pour la « républicanisation du travail et de l’échange ».

Que reste-t-il du socialisme défendu par Malon ?

Le socialisme de Malon invite d’abord à une critique multidimensionnelle du capitalisme. La marchandisation de nos vies et la morale utilitaire que ce système nous impose aujourd’hui, sous l’hégémonie du néolibéralisme, supposent d’aller au-delà de la critique de l’exploitation ou même des inégalités. Or, en privilégiant les intérêts économiques, le matérialisme marxiste a reconduit l’utilitarisme du système capitalisme qu’il prétendait dénoncer. De ce point de vue, suggérer un fondement moral, voire sentimental, au socialisme et affirmer que ce n’est pas l’intérêt qui mène le monde n’a rien d’irréaliste ou de naïf. Par ailleurs, en identifiant le socialisme à l’« autogouvernement des citoyens associés », Malon souligne comment notre sens moral naturel trouve dans l’association la forme sociale et politique par laquelle la solidarité peut faire société. Néanmoins, il n’a jamais rêvé d’une totale absorption de l’État et du marché dans l’association. Son socialisme associationniste permet au contraire une réflexion d’une grande actualité sur les relations entre pouvoirs publics et société civile. Et développe une conception résolument pluraliste de la propriété, notamment du capital.

[^2]: La Morale sociale, Benoît Malon, Le bord de l’eau, 394 p., 22 euros.

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