Salariés, en règle, mais mal logés

Au pied d’un immeuble réquisitionné depuis le 3 octobre place de la Bourse, à Paris, cent quatre-vingt-dix familles sont installées sur le trottoir. Des exclus ? Non, des personnes qui ont toutes un emploi…

Xavier Frison  • 25 octobre 2007
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Salariés, en règle, mais mal logés
© DAL,

Le tableau ne manque pas de sel : accroché au-dessus de la tête des cent quatre-vingt-dix familles installées sur le trottoir de la place de la Bourse, dans le IIe arrondissement parisien, un large panneau annonce «~À vendre à louer, local commercial de 316 m2 en rdc + sous-sol~». Hommes, femmes et enfants mal logés squattent ce bout de trottoir, au pied de l’immeuble réquisitionné par le «~ministère de la Crise du logement~», depuis le 3 octobre. Ils tentent d’y vivre au rythme des opérations «~place nette~» de la police, bien décidée à ne pas laisser s’enraciner un campement sauvage dans ce quartier chic et ô combien symbolique de la capitale.

Illustration - Salariés, en règle, mais mal logés


Dans un quartier chic de la capitale, des mal-logés tentent d’attirer l’attention sur leur situation. SAGET/AFP

Si la longue silhouette d’Augustin Legrand était bien présente en ce jour de manif du 16 octobre, aux côtés du Droit au logement (DAL) de Jean-Baptiste Eyrault, l’opération ne puise pas son eau tout à fait à la même source que les Enfants de Don Quichotte du canal Saint-Martin. Ici, point de sans-domicile en rupture avancée avec la société. Pas de grands exclus rompus à l’âpreté du dehors et aux règles tranchantes de la rue. Aucune prise à la caricature des plus cyniques qui voient dans les campeurs de l’hiver dernier des fainéants rendus à la rue par choix.

Le métier de Fatma Meftah ne lui laisse guère le loisir de flemmarder. Cette employée de maison de 57 ans ­ elle en fait dix de moins ­ gagne le Smic, tandis que son plus grand fils, âgé de 18 ans, touche 1 300 euros en trimant dans la restauration, en CDI. Collier et boucles d’oreilles dorés, chemisier blanc immaculé, Fatma resplendit, dans une alliance de charme et de force. Elle s’exprime avec douceur et mots choisis. Ses papiers sont en règle. Elle est «~parfaitement à jour~» dans le paiement de ses loyers. Rien n’y fait, pourtant~: « Je dois me contenter de 29 m2 loués 500 euros par mois dans le parc privé, avec mes trois enfants adolescents. Je fais une demande de logement social à la mairie du XIe chaque année, depuis dix-sept ans, mais on ne m’a jamais rien proposé.~» Fatma Meftah aura subi les quatre charges des CRS depuis le 3 octobre et attend la suite à sa manière. Avec aplomb et élégance.

À l’écart du tumulte de la manif, en lisière du campement, Christian Patino, 42 ans, veille sur son bout de bâche. Lui aussi dort sur place depuis le début de la mobilisation et affiche quatre allers-retours en panier à salade au compteur. Comme tant d’autres ici, il est Français d’origine africaine, travaille dur et galère pour loger sa femme et ses quatre enfants. Ce n’est pas faute de moyens, loin s’en faut~: Christian, agent de sécurité, gagne 1 700 euros mensuels net et sa femme, qui garde des enfants, plus de 2 500 euros. Malgré ces revenus de cadre, «~depuis 2000, aucune de [ses] demandes de logement social faites auprès de tous les arrondissements de Paris, dans quasiment toutes les communes de banlieue, n’a abouti » . Fatigué de « squatter quelque part » , Christian garde le sens du bon mot : « Les hôtels, c’est pour les touristes, les campings, c’est pour les vacances. On n’en veut plus. »

Bamba Seko, 57 ans, acquiesce en silence, adossé au local commercial « à vendre à louer ». Impeccable dans son ensemble bleu nuit, il n’a, lui non plus, « pas d’endroit » où poser sa vie. « C’est un frère qui nous héberge, ma femme, mon enfant et moi », lâche-t-il avant d’évoquer un squat dans le XVIIe. Avec ses six ans de quête de logement social auprès de la mairie du XVIIIe, il fait presque figure de bizut. Lui et sa compagne gagnent 2~250 euros par mois. Bamba officie dans le nettoyage, sa moitié est femme de chambre. Le parc privé~? Ils ont bien essayé, « mais il faut un garant » . Voire deux…

Une heure après le début de la manifestation, les CRS ont franchement pris possession des lieux. Pour 300 participants, ce sont pas moins de 16 cars, estafettes et voitures de police qui font barrage de leurs carrosseries, pare-chocs contre pare-chocs, pour soustraire les protestataires à la vue des passants. Un peu à l’écart, Fatima observe le déploiement de képis d’un air angoissé~: « La dernière fois que les policiers ont chargé, ils m’ont bousculée, j’ai glissé alors qu’ils tiraient une bâche. » Fatima, 54 ans, n’a rien d’une meneuse de manif. On la regarde, debout sur le trottoir, en se demandant si elle est membre de l’encadrement associatif, avant de comprendre, entre deux mots, qu’elle est de ceux qui n’ont nulle part où aller, une fois la nuit tombée. Elle vit seule, ou plutôt avec son fils de 20 ans, qui se débrouille de son côté, aux abonnés absents «~depuis quinze jours. Il a arrêté sa formation de plombier, j’ai peur qu’il ait de mauvaises fréquentations » .

Coquette, des ballerines marron jusqu’aux fines lunettes qui soulignent les traits réguliers de son visage, vêtue d’un long et sobre manteau rehaussé par un foulard vaporeux et une écharpe assortie, Fatima affiche le sourire de la modestie. Hébergée « à droite à gauche » , cette Française originaire d’Oran dort surtout dehors. « Au Sacré-Coeur, sur les marches de la basilique » , confie-t-elle pudiquement. Sans s’en apercevoir, au fil de la discussion, elle finit par énoncer chaque partie de son corps, siège de souffrances diverses et variées. Comment pourrait-il en être autrement~? En intérim dans une société de nettoyage, elle gagne 800 euros par mois et espère un CDI, bientôt. Sans surprise, les demandes de logements auprès de la mairie du XXe arrondissement ne donnent rien depuis 2001. En hôtel~? « Même là, je ne trouve pas de place. J’ai pourtant demandé à une assistante sociale, qui m’a dit que je devais trouver moi-même l’établissement. »

Survivre dans ces conditions est un acte de courage permanent. Afficher, en sus, une telle dignité tient du tour de force. Au boulot *, « des fois,* [elle a] mal aux yeux parce qu’ [elle a] mal dormi » . Les pieds font mal. Le dos aussi. Et puis la charge policière n’a rien arrangé. Pour tout bagage, Fatima possède un sac, empli de maigres effets. « Je ne peux rien stocker nulle part. Alors, quand je dois changer de vêtements, je vais en acheter au marché, et je me débarrasse de ceux que je porte. » Son père « a fait l’Indochine » , susurre-t-elle de sa voix discrète. Son grand-père était sur le front en 1914. Fatima, elle aussi, se bat tous les jours, à découvert. On peut venir la voir, en ce moment, sur le trottoir de la place de la Bourse, à Paris, juste à côté du métro du même nom. On peut essayer de l’aider, même à distance [^2], d’une façon ou d’une autre. On peut se dire que personne ne mérite ça.

[^2]: Fatima est joignable sur son téléphone, dont elle a accepté de divulguer le numéro : 06 27 62 45 76.

Temps de lecture : 6 minutes
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