Faut que ça saigne !

Pour Éric Hazan, qui commente au jour le jour les débuts
de la présidence Sarkozy dans « Changement de propriétaire », la guerre civile continue.

Christophe Kantcheff  • 22 novembre 2007 abonné·es

Éric Hazan ne désarme pas. Après son petit livre lumineux de déconstruction du langage politico-médiatico-publicitaire, LQR. La propagande au quotidien (Raisons d’agir), qui, contre toute attente, se faufila alors parmi les meilleures ventes, le responsable des éditions La Fabrique donne une suite à sa Chronique de la guerre civile , livre paru en 2003, sous la même forme : celle de notes, prises au jour le jour, cette fois durant les trois premiers mois de la présidence Sarkozy. D’où son titre : Changement de propriétaire . Mais pas changement de nature.

Illustration - Faut que ça saigne !


BUREAU/AFP

En effet, de Jacques Chirac à Nicolas Sarkozy, Hazan note des inflexions nouvelles, par exemple dans le « style managerial « sans tabou ni complexe », comme ils disent » , ou dans la tessiture idéologique du régime, qui vire au « néo-pétainisme » . Mais pas de véritable rupture. À ce propos, troublants sont les extraits de presse cités par l’auteur sur l’installation au pouvoir de… Giscard d’Estaing. Style sportif, décontracté, ouverture à gauche, gouvernement « personnel et individualisé du président » (selon le Monde , qui, déjà, s’en félicitait), la ressemblance est frappante.

Le résultat de la présidentielle 2007 n’est pas non plus pour Éric Hazan une défaite. L’élection de la candidate socialiste n’aurait rien changé à l’affaire : « La « lutte » électorale s’est déroulée entre des équipes situées toute deux de l’autre côté de la ligne de front de la guerre civile. » La social-démocratie n’est plus qu’une pâle copie du néolibéralisme, constate Hazan, qui en veut pour preuve, parmi d’innombrables autres, l’absence de réaction de surprise lors de la désignation d’un responsable du PS à la tête du FMI. L’utilisation même du mot clivage, pour qualifier ce qui sépare la gauche et la droite, est révélatrice : « On ne parle de clivage qu’à l’intérieur d’une même structure » , écrit-il, toujours attentif à ce que recèle le sens des mots.

Il y a quelque chose de jouissif à lire dans Changement de propriétaire tout ce que la pensée policée, sinon policière, escamote ou traite par le mépris. Des jours de mai à août 2007, Hazan est le commentateur idéal : teigneux, vigilant et libre. Libre avant tout. Ne dédaignant pas l’ironie pour dénoncer cette guerre qui continue, en s’intensifiant, contre les pauvres et les étrangers, l’ensemble des opprimés, des SDF de la gare du Nord aux Palestiniens des territoires. Utilisant les mots et les notions qui fâchent, comme celle de « rafles », qui concernent particulièrement les Chinois de Belleville, rafles qu’il n’identifie pas à celles que les Juifs subissaient sous l’Occupation (dont ses parents et lui ont eu à se prémunir), mais qui, selon lui, obéissent au « même principe de rendement » . Et délaissant toute précaution pour stigmatiser le comportement de certains médias ( le Monde , Libération et le Figaro reviennent plus souvent qu’à leur tour) et de certains journalistes.

Non qu’Éric Hazan tienne tout journaliste pour un suspect en puissance. Il lui arrive même de s’interroger sur les raisons qui poussent un journaliste qu’il estime à reprendre sans distance une information directement issue du pouvoir. Mais la « fausse neutralité » , les procédés utilisés « pour faire croire que nous vivons dans une démocratie pacifiée » , bref « la lâcheté et l’hypocrisie » qui consistent à se placer du côté des plus forts, sauf pour quelques causes alibis sans risque, lui sont insupportables. Inutile de dire que ce traitement des médias ne lui promet pas un large accueil critique.

En soi, Changement de propriétaire est un acte de désobéissance civile. Plus encore, il désigne une voie, celle du soulèvement révolutionnaire. On peut ne pas partager cette perspective, ou être plus nuancé sur tel ou tel point de vue. Il n’empêche que ce livre combatif [^2]
est de salubrité publique. Et les analyses d’Éric Hazan, renforcées par celles de Jacques Rancière, Alain Badiou et Daniel Bensaïd, que l’auteur interroge sur des questions précises ­ respectivement le populisme, la destinée des membres de la Gauche prolétarienne, l’héritage du marxisme ­ font très souvent mouche. Éric Hazan, expert en explosifs…

[^2]: Suivi par d’autres, comme celui d’Alain Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom ?, publié aux nouvelles éditions Lignes, 160 p., 14 euros.

Idées
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