Freinons des quatre fers*

Michel Husson  • 22 novembre 2007 abonné·es

Le brain trust élargi de Nicolas Sarkozy phosphore sur les meilleurs moyens d’aller chercher la croissance, « avec les dents » s’il le faut. Cela donne un catalogue assez époustouflant de recettes saugrenues, dont aucune, évidemment, ne discute du contenu de cette croissance. Le postulat de départ est que l’économie française est malade « du côté de l’offre », puisqu’il va de soi qu’il n’y a aucun problème de pouvoir d’achat dans ce pays. On a droit, du coup, aux propositions les plus extravagantes : libérons la grande distribution, ouvrons les professions protégées (notaires, pharmaciens, chauffeurs de taxi, etc.), amincissons l’État, flexibilisons le marché du travail, fusionnons les communes et… construisons des villes à la campagne. Ces réformes audacieuses permettront assurément d’atteindre 3, 4, 5 % de croissance. S’il y a une crise de l’offre dans ce pays, on voit qu’elle concerne au premier chef les penseurs du sarkozysme.

Derrière ces propositions « lilliputiennes » ­ pour reprendre l’adjectif qu’Attali accolait à l’une d’elles avant de s’y rallier ­ il y a un fond commun idéologique détestable, qui dit ceci : tous les problèmes sociaux viennent de la crispation d’une société arc-boutée sur ses acquis, ses corporatismes, ses conservatismes, sa réglementation excessive et son ignorance passéiste des bienfaits du libre marché. Il suffirait de faire sauter ces obstacles pour libérer la croissance, et accessoirement le profit. Mais les « freins » à la croissance, dénoncés avec tant de mépris, ne sont que les prises ­ comme on dit en escalade ­ auxquelles s’agrippent toutes celles et ceux qui sentent que le cours de leur vie est peu à peu entraîné par la grande coulée libérale. Pour leur faire lâcher prise, il faut réussir à les convaincre que la résistance est inutile et que les avantages auxquels ils se raccrochent sont à la fois inéquitables et démodés. Cette doctrine est professée par une caste cynique de prétendus experts qui considèrent sans doute les stock-options comme un modèle d’équité.

Cette posture repose sur un solide mépris qui flirte avec un totalitarisme soft dont le noyau idéologique émerge parfois au grand jour. Dans le numéro de juillet-août 2007 de la très scientifique Revue d’économie politique , Gilles Saint-Paul examine ainsi « le rôle des croyances et des idéologies dans l’économie politique des réformes » ^2. Il constate avec amertume que plus de la moitié des Français refusent l’idée que la libre entreprise est le meilleur système et que ce score est le plus mauvais enregistré parmi un large échantillon de pays. Mais il exclut évidemment tout support rationnel à cette « croyance ». Non, il ne peut s’agir que d’une manipulation ou d’un « endoctrinement endogène par sélection des clercs ». Le schéma explicatif de Gilles Saint-Paul est en effet le suivant : les gens qui manifestent une aversion pour la précarité choisissent d’être fonctionnaires, et notamment enseignants. Ils peuvent ensuite endoctriner des générations d’élèves en leur inculquant une méfiance irrationnelle à l’égard du marché. Cette « théorie » est étayée par un modèle de simulation qui cherche à montrer comment les croyances (fausses) des enseignants peuvent se transformer en opinion moyenne. Mais ses petites courbes zigzagantes ne démontrent rien et n’expliquent pas, en particulier, pourquoi cette malédiction ne frappe que la France. Ces élucubrations ne pèseront donc pas lourd, mais elles tiennent leur petite place dans la campagne permanente menée contre l’enseignement de l’économie et les sections ES (économique et social) des lycées. Elles révèlent en tout cas jusqu’où peut aller l’inconscient libéral.

Et si les médiocres performances du capitalisme français étaient tout simplement le reflet de la médiocrité des capitalistes français ? Les groupes du CAC 40 réalisent des profits qui n’ont jamais été aussi élevés. Mais qu’en font-ils ? Ils investissent assez peu en France et préfèrent le faire ailleurs ou verser de confortables dividendes. Leurs dépenses de recherche sont largement inférieures à la moyenne européenne. Quant à la myriade de PME inefficaces et familiales qui plombent l’économie, une bonne partie d’entre elles sont maintenues dans une sous-traitance digne du XIXe siècle et servent de réservoir à profits où l’on peut allégrement pomper. Résultat : on vit de ses rentes, on rate les marchés en expansion en se faisant tailler des croupières par la concurrence. La main-d’oeuvre n’est considérée que sous l’angle de son coût, et non comme une ressource qu’il faut qualifier et motiver. Bref, le patronat français, qui se reproduit par endogamie, rente ou héritage, est assurément très fort pour se goinfrer de profit. Il lui faut beaucoup de culot pour dénoncer le « conservatisme » de celles et ceux qu’il exploite toujours plus.

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