La riposte de la rue

Les engagements de Nicolas Sarkozy forment un ensemble de contre-réformes libérales qui se heurtent aux attentes sociales, notamment en matière de pouvoir d’achat. Résultat : d’importants mouvements de grève.

Thierry Brun  et  Jean-Baptiste Quiot  • 15 novembre 2007 abonné·es

Le volontarisme effréné de Nicolas Sarkozy devait faire des merveilles. Six mois après son entrée en fonction, l’Élysée doit faire face à un durcissement des luttes sociales, au point que François Fillon a invité les élus de la majorité à « attacher leurs ceintures » face aux turbulences de novembre. Le successeur de Jacques Chirac à l’Élysée, en effet, a lancé dès les semaines qui ont suivi son élection une bombe à retardement avec son catalogue de quinze engagements présidentiels. Le premier d’entre eux a été tenu dès le mois de juin, avec la validation d’un traité européen qui conserve le concept de « concurrence libre et non faussée » , notamment dans un protocole additionnel. Ce premier pas donne le ton à la suite de la politique mise en place dès l’été.

Illustration - La riposte de la rue


Perturbations du trafic à la gare du Nord pendant les grèves de l’hiver 2006.
AFP

La porte est ainsi ouverte à un vaste plan de réformes libérales modifiant profondément l’emploi et la protection sociale. Cet emballement révèle la cohésion du projet de Sarkozy. « Il y a une profonde unité à ce programme ambitieux : défaire méthodiquement le programme de 1945 du Conseil national de la Résistance » , affirme l’ancien vice-président du Medef, Denis Kessler. L’occasion est trop belle : au mois de juillet, les Français n’ont pas la tête aux questions politiques. Tant pis donc pour le dialogue social, qui est renvoyé dans un cadre de négociations figées à l’avance, à tel point que la CFDT, pourtant réformiste, tire plusieurs fois la sonnette d’alarme. « On a le sentiment que le gouvernement nous demande de faire grève » , avoue même son secrétaire général, François Chérèque, devant l’impatience du gouvernement à réformer les régimes spéciaux de retraite

Le mouvement déclencheur de cette vague de protestation est sans conteste la question desdits régimes spéciaux, qui a déjà occasionné la grève du 18 octobre, qualifiée d’historique par les syndicats. À la SNCF, les fédérations syndicales de cheminots sont engagées dans une grève reconductible dès le soir du 13 novembre. Seule la Fgaac, qui représente un tiers des conducteurs de train, n’y participe pas, arguant des concessions obtenues auprès du gouvernement, dont la stratégie est de diviser le mouvement. Sept syndicats de la RATP ont décidé d’une nouvelle grève le 14 novembre ; chez EDF-GDF, les deux syndicats majoritaires (FO et CGT) ont eux aussi appelé à la grève reconductible le même jour. La contre-réforme proposée par Xavier Bertrand prévoit une régression des plus radicales, qui aura des répercussions sur les salariés des secteurs public et privé. Le blocage porte sur l’allongement de la durée de cotisation de 37 ans et demi à 40 ans, un cap à franchir avant celui des 41 ans, voire plus, et cette fois-ci pour tout le monde.

Ce passage en force sur les pensions se déroule sur fond de flambée des prix des produits pétroliers, de hausse des denrées alimentaires et d’augmentation régulière des coûts de logement et de nombreux services. Le cas d’EDF est révélateur de la politique de Nicolas Sarkozy, qui se définit comme « le président du pouvoir d’achat » . EDF vient en effet d’annoncer que son conseil d’administration a voté « le versement d’un acompte sur dividende » de 0,58 euro par action au titre de l’année 2007. Cet acompte, évalué à 1 milliard d’euros par FO-Énergie, sera bien utile au gouvernement (l’État détient 87 % du capital d’EDF) pour financer les 15 milliards du « paquet fiscal » en faveur des plus riches qu’il a fait voter cet été. « Et cela alors que les résultats de l’entreprise explosent » , dénoncent les syndicats, notamment grâce à une nouvelle augmentation du prix de l’électricité.

La lutte des cheminots et des agents d’EDF suscite la multiplication des conflits sociaux et leur convergence, dans certains cas, avec des mouvements qui ne concernent pas que les fonctionnaires. Les mouvements étudiants contre la loi Pécresse sur l’autonomie des universités rappellent à la droite celui de 2006, qui a contraint le gouvernement de Dominique de Villepin à retirer son projet de contrat première embauche. La grogne s’étend aussi à l’ensemble des Français qui voient leur pouvoir d’achat grignoté petit à petit par des réformes, en particulier par celle sur les franchises médicales, au prétexte de réduire le déficit de la Sécurité sociale de 850 millions d’euros.

Cette question du pouvoir d’achat est celle qui mettra également en grève le 20 novembre les salariés de La Poste et de France Télécom, pour défendre « l’emploi, le pouvoir d’achat, le service public, les conditions de travail, et lutter contre les restructurations » . Mais aussi les salariés du privé, comme ceux de la banque LCL, dont les syndicats CGT, CFTC et FO appellent à la grève le 22 novembre pour « manifester [leur] mécontentement par une action de grande ampleur après la réorganisation qui a déstabilisé le personnel et un plan de compétitivité qui va accentuer les mauvaises conditions de travail de chacun » .

C’est cette même détérioration des conditions de travail qui pousse les sept fédérations syndicales de la Fonction publique à faire grève le 20 novembre « contre les réductions d’effectifs et pour les salaires » . Le Pacte service public 2012 présenté par Nicolas Sarkozy en septembre, mais annoncé en juillet, introduit le management à l’américaine dans la Fonction publique. La rémunération sera déterminée par l’atteinte d’objectifs de performance, vérifiée au cours d’un entretien annuel avec le chef de service. Ce pacte vient achever la « privatisation » du fonctionnement de la Fonction publique qu’avaient déjà amorcée les lois de janvier 2006 et de février.

Le 20 novembre, l’Éducation nationale sera également en grève pour protester contre la décision prise cet été de supprimer 11 200 postes, l’objectif gouvernemental étant de réduire de moitié les effectifs de la Fonction publique en cinq ans. La justice n’est pas en reste. La réforme de la carte judiciaire, annoncée en juin par Rachida Dati, pousse les trois principaux syndicats de fonctionnaires de la justice à appeler à la grève, le 29 novembre. Un grand nombre de tribunaux sont menacés de disparaître, dans une « approche exclusivement mécanique de la refonte de la carte judiciaire [qui] aboutit à démanteler le maillage judiciaire national et révèle une absence totale de considération pour un service public de la justice de qualité, proche des citoyens » , relève le Syndicat de la magistrature.

L’éparpillement de ces conflits n’est qu’apparent. Tout comme le programme de Sarkozy, ils révèlent au contraire leur profonde unité : « la résistance » , pour reprendre les mots de Denis Kessler, au libéralisme vengeur du gouvernement. Une résistance esseulée dont la synthèse ne vient pas d’un rapport de force politique à gauche, qui aurait pu être orchestré par le parti socialiste, mais d’un projet cohérent. Celui de Sarkozy, qui, à lui seul et en quelques mois, s’est attaqué à tous les pans du modèle social français. François Fillon n’a pas hésité à en remettre une couche le 6 novembre en déclinant sa « feuille de route » des six prochains mois. Avec, entre autres, la réforme des institutions, la loi de modernisation de l’économie inspirée du rapport Attali et la réforme du contrat de travail : de quoi mettre encore pas mal de monde dans la rue.

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