Le mythe du mouton noir

Le sociologue Réda Benkirane* analyse la campagne du leader populiste de l’Union démocratique du centre, Christoph Blocher, vainqueur inquiétant des élections législatives.

Réda Benkirane  • 1 novembre 2007 abonné·es

Jamais une carte postale d’Helvétie n’aura fait si vite le tour du monde. L’affiche de campagne du premier parti politique suisse, l’Union démocratique du centre (UDC), aura été le thème majeur des élections fédérales du 21 octobre. L’image n’est pas vraiment une représentation raciale d’une Suisse de souche, mais plutôt un instantané ethnographique.

Ayant récolté 30 % des voix, les dirigeants, à défaut de raisonnements fins sur la Suisse et le monde, suscitent au sujet de leur politique migratoire des éloges remarqués de Jean-Marie Le Pen… Une ethnopsychiatrie dévoilerait combien ce paysage mental esquisse une Suisse sublimant l’ordre et la discipline, qui se voit comme un troupeau où les individus, pour avoir le droit de jouir de la prospérité nationale, ont le devoir de rester neutres et discrets, précis et ponctuels, propres et en ordre.

Le mythe du mouton noir exprime dans sa quintessence la haine d’une certaine Suisse vis-à-vis d’une autre, plus petite, élective et cosmopolite, repérable par les têtes qui dépassent. La carte postale mentale de l’UDC, aujourd’hui plébiscitée par les urnes, ne dit pas tout à fait que « n’est pas Suisse celui qui est étranger ou n’est pas de souche blanche », mais plutôt « n’est plus Suisse mais mouton noir celui qui génère désordre et dissonance au sein du troupeau ». On ne naît pas forcément mouton noir, on peut donc le devenir. Même le mouton blanc ­ de cette race alpine où culminent blondeur et yeux bleus ­ peut devenir la bête noire que l’on cherchera à expulser du consensus et de « l’identité nationale ».

Comme partout ailleurs dans un monde instable et imprévisible, le même mécanisme à complication anthropologique se déclenche ; à un moment donné de l’histoire locale des troupeaux, des meneurs en viennent à « bouc-émissariser » la minorité silencieuse ­ religieuse ou ethnique ­ perçue comme un troupeau ­ émergent et donc irréductible ­ de moutons noirs. Pour dire, par exemple, sa peur métaphysique des musulmans ­ ces êtres de croyance doublement inquiétants parce qu’étant des « soumis » insoumis ­, l’UDC lance une initiative populaire anti-minarets : l’affiche politique représente cette fois-ci l’érection d’une pointe phallique à plusieurs étages déchirant l’hymen représenté par la croix blanche nationale. Au-delà de la dimension libidinale et de l’expression pathologique de l’identité nationale, entendez le désespoir, la crainte, ni plus ni moins, de disparaître.

L’externalisation des impensés et autres mythes de la caverne suisse dans laquelle semble s’être lancé systématiquement le plus grand parti suisse risque à terme de devenir source de désordre et d’effets secondaires. Elle suscite des vocations croissantes de moutons noirs ­ ces égaux indomptables ­ qui dépassent le cercle des Suisses émigrés et des immigrés naturalisés. Ces hommes et femmes des arts et des lettres, des sciences et des affaires, de l’humanitaire et de la diplomatie voient poindre le danger que les autres ­ têtes baissées du troupeau ­ ne voient pas : instrumentalisées, mécanisées et répétitives, les initiatives populaires et la démocratie directe perdent leur transcendance quand elles fonctionnent plus sur le mode du sondage que de l’élection, elles n’expriment pas toute la liberté des individus et elles imposent souvent l’autorité et l’ordre au détriment de l’autonomie et de l’égalité du plus grand nombre.

L’ordre grégaire est premier, l’inégalité sociale sera seconde, et la prospérité impose le consensus sur tout ce qui reste non négociable parce que consubstantiel à la stabilité et à l’identité nationales ­ comme, par exemple, la sanctuarisation du secret bancaire. Telle pourrait être la légende de la prochaine carte postale mentale de l’UDC, maintenant qu’il ressort des urnes plus fort que jamais. Et pour tous les citoyens suisses qui ne vibrent plus de la mystique des troupeaux et des croyances ancestrales de l’alpage, le procès en accusation de mouton noir relève de la plus haute des élections.

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