Le parrain russe

David Cronenberg explore les dessous des mafias de l’Est pour mettre en scène l’intrusion de la violence dans l’ordinaire, et l’empreinte qu’elle laisse sur les corps.

Ingrid Merckx  • 8 novembre 2007 abonné·es

Il est chauffeur dans la mafia. Pas n’importe laquelle, celle venue de Russie à Londres. Le gang des vori v’zakone . Criminels sanguinaires qui ne respectent rien sinon la hiérarchie de la famille qu’ils se sont choisie : « Je n’ai ni père ni mère ; je suis déjà mort. » Lui, il est juste leur chauffeur. Le visage impassible, le cheveu plaqué, l’accent fort et le regard troublant… C’est par l’intermédiaire de Nikolaï (Viggo Mortensen) que David Cronenberg nous introduit dans un nouveau « milieu ». QG : le Trans-Siberian , un restaurant chic, la veille de Noël. À sa tête, le redoutable Semyon (Armin Mueller-Stalh), grand-père d’apparence affable dont l’insaisissable crispation de l’oeil, même quand il tourne délicatement un bortsch, suffirait à détrôner Don Corleone. Dans son arrière-cour : des trafics en tout genre, alcool, drogues, mais surtout très jeunes filles, fraîchement débarquées de villages sibériens bouffés par le chômage. Des adolescentes en quête d’une vie meilleure qui se retrouvent rapidement en Angleterre, en petite culotte devant des sadiques, des aiguilles dans les bras.

C’est l’une d’elles que récupère Anya (Naomi Watts), sage-femme à l’hôpital Trafalgar. Ou plutôt son journal intime, véritable plongée dans les méandres d’une violence tue. Le témoignage de la gamine hante le nouveau film de Cronenberg, qui est parti, cette fois, d’une réalité sociale et politique. Autant son précédent film, A history of violence , où Viggo Mortensen tenait également le premier rôle, se cantonnait volontairement à l’Amérique profonde, autant lesPromesses de l’ombre élargit le champ pour accueillir le monde. La violence mondialisée plus exactement. Celle alimentée par des groupes criminels. Celle que vivent toutes les polices du globe, type KGB ou Scotland Yard. Celle, surtout, qui marque les corps, gicle des gorges tranchées, des yeux perforés, des doigts coupés, des filles violées. Celle, aussi, que les taulards russes se tatouent du torse aux genoux, et que Cronenberg exhibe comme les pages fascinantes d’un grimoire de chair. Et celle, enfin, à laquelle se cognent les gens ordinaires, les femmes, notamment, que le cinéaste montre courageuses. Choc des mondes.

« Stay away from people like me » , jette Nikolaï à Anya, conscient de son pouvoir d’attraction sur elle. Et conscient qu’il doit l’empêcher d’approcher de lui, et de ce qu’il représente. Ce romantisme sombre infuse discrètement le scénario des Promesses de l’ombre , mais s’épanche à l’image : Cronenberg a troqué la salopette en jean, le Dinner et le champ de maïs contre une urbanité nocturne et humide, des intérieurs d’hiver, des berlines noires, des univers cuir et sang. Aux frontières du kitsch parfois. Mais c’est pour mieux saluer la photo en même temps qu’il la moque. Car il n’en finit pas de rendre hommage aux films de gangsters, flirtant avec le film noir comme avec le fantastique et la bande dessinée. Un côté corbeaux, un côté cartoon. Une violence crue, un sourire en coin, un érotisme sous-jacent. Les Promesses de l’ombre se situe quelque part entre A history of violence 2 et Le Parrain Russe 1 . À suivre, de toute façon.

Culture
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