Les sacrifiés du climat

Le 3 décembre s’ouvre à Bali la conférence annuelle de l’ONU sur le climat, alors que le dérèglement s’accélère et que se profile le spectre de millions de réfugiés, tels ceux du Bangladesh dévasté par un cyclone.

Patrick Piro  • 29 novembre 2007 abonné·es

On dénombrera probablement près d’une dizaine de milliers de morts, quand les eaux auront reflué et que l’assistance parviendra enfin aux nombreux sinistrés des zones inondées inaccessibles. Le cyclone Sidr, qui a dévasté le delta du sud-ouest du Bangladesh le 15 novembre, est le pire qu’ait connu le pays depuis deux décennies. Des vents jusqu’à 240 km/h ont poussé des vagues de 6 mètres de haut. Les dégâts sont démesurés : plus de 500 000 hectares de cultures ont été touchés, principalement des rizières sur le point d’être moissonnées, et 350 000 animaux d’élevage auraient péri. La mangrove des Sunderbans, la plus importante au monde et d’une exceptionnelle richesse biologique, est ravagée. Parmi les 7 millions de sinistrés, 360 000 Bangladeshi étaient encore sans abri dix jours après le cataclysme. Un bon nombre tenteront de reconstruire sur place, d’autres migreront vers la capitale, Dacca, pour échapper au châtiment climatique récurrent, mais pas à la pauvreté.

Illustration - Les sacrifiés du climat


Un ancien pêcheur se lance dans un projet de plantation dans la partie asséchée du lac Tchad.
CÉDRIC FAIMALI

Sidr, enfant du dérèglement climatique ? Pour les scientifiques, la hausse des températures planétaires se manifestera par une fréquence accrue des phénomènes climatiques violents. « Sept des dix catastrophes les plus meurtrières de ces vingt dernières années, survenues en Colombie, dans les Caraïbes, au Pérou, au Kenya, en Inde, au Bangladesh, au Népal, en Corée du Nord et au Soudan, ont eu lieu entre 2000 et 2006, conséquence de l’accélération du changement climatique de ces dernières années » , relevaient les Journées européennes du développement 2007, tenues à Lisbonne du 7 au 9 novembre.

Fonte accélérée des glaciers, hausse du niveau des mers, désertification, cyclones, inondations, etc., les conséquences se font déjà sentir partout sur le globe [^2]. Si bien que dans les zones côtières, extrêmement vulnérables, surtout en Afrique et en Asie (et d’abord au Bangladesh), ainsi que dans les îles rases de l’océan Indien et du Pacifique, se profile désormais le spectre de l’exode massif de populations. Les spéculations vont bon train.

Selon le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (Giec), près de 100 millions de personnes seront menacées par la montée des océans d’ici à la fin du siècle (en Asie du Sud, pour 60 %), « selon le scénario le plus conservateur » ­ 40 cm de hausse du niveau des mers. Mais c’était en avril dernier : l’accélération spectaculaire de la fonte des glaces récemment constatée rend déjà caduque cette estimation, devenue très optimiste [^3]. L’Institut pour la sécurité environnementale et des populations de l’Université des Nation unies (UNU-EHS) est plus alarmiste : estimé à 20 millions en 2005 (près de la moitié des réfugiés dans le monde), le nombre de personnes fuyant leur région d’origine, non plus seulement « menacée » mais devenue « invivable » à la suite d’impacts climatiques, va exploser, atteignant 50 millions en 2010. Et même 250 millions d’ici à 2050, renchérit l’ONG britannique Christian Aid [^4], et presque exclusivement au sein des populations pauvres, conséquence des cyclones, inondations, sécheresses et famines, sans même considérer l’exacerbation des conflits pour l’accès aux ressources naturelles.

Où iront ces exilés ? Pour Tuvalu, au large de la Nouvelle-Zélande, la question est cruciale, et son caractère emblématique lui vaut une popularité spécifique à travers le monde : l’archipel, 2,50 mètres d’altitude moyenne, deviendra peut-être, avant la fin du siècle, le premier État submergé. Quel statut pour ses 11 600 habitants apatrides « climatiques » ? La Nouvelle-Zélande a certes accepté par anticipation de les recueillir, mais certains Tuvaluans projettent d’acheter une île du Pacifique afin d’y transplanter leur État pour en garantir la pérennité.

Le devenir de l’immense majorité des déplacés climatiques n’excite pas autant l’imaginaire : comme c’est le cas pour d’autres crises ­ conflits, famines, pauvreté, etc. ­, ils migreront à l’intérieur de leur propre pays, aggravant des conflits agraires ou urbains latents. Traverser une frontière ne les avancera guère, l’état de « victime climatique », dépourvu de définition juridique à ce jour, ne leur ouvrant pas les droits prévus par le statut international de « réfugié ». Aussi se développe depuis quelques années la revendication d’une justice climatique, parmi des instituts de recherche et les associations. Notamment à l’initiative des Amis de la Terre, dont la branche australienne est très active : le pays, qui affiche l’un des tout premiers taux d’émissions de gaz à effet de serre au monde ­ 29 tonnes par an par habitant, 22 fois plus qu’en Inde ­, a rejeté la demande d’accueil des Tuvaluans, et pointe au 19e rang des 22 pays de l’OCDE pour le niveau de son aide internationale, qui ne dépasse pas 0,3 % de son PNB. Une campagne de sensibilisation menée dans le pays ^5réclame un statut de réfugié climatique et des compensations pour les préjudices subis. S’il est théoriquement envisageable pour l’Australie de jouer le rôle de terre d’accueil pour des îliens du Pacifique [^6], il est bien plus difficile d’imaginer l’exode de millions de Bangladeshi vers les pays voisins, soumis eux aussi à des risques climatiques, dans une région politiquement instable. Aussi, selon les plus radicaux, l’équité consiste à faire porter le fardeau aux pays industrialisés, à hauteur de leur contribution à l’effet de serre. Ainsi, les États-Unis se verraient en demeure d’accueillir 30 % des migrants ! Une vue de l’esprit ? En 2003, le Pentagone, dans un rapport bruyant, prévoyait ce genre d’hypothèse, mais selon un scénario violent : sous la pression climatique, les 400 millions de personnes dans des régions arides ou subtropicales déficitaires en ressources pourraient migrer massivement, en proie au désespoir, en particulier vers les États-Unis. Premier épisode, 2012 : « Une vague de réfugiés envahit le sud-est du pays et le Mexique en provenance des îles Caraïbes. »

[^2]: Les Amis de la Terre () et le WWF (http://www.panda.org) en publient des témoignages.

[^3]: Sur la base de la hausse annuelle de 3 mm, mesurée de 1996 à 2006, le niveau des océans pourrait gagner 1,40 m d’ici à la fin du siècle, doublant les estimations précédentes…

[^4]: Rapport « Marée humaine : la vraie crise migratoire », mai 2007, .

[^6]: Les travaillistes viennent d’accéder au pouvoir, battant les libéraux sur les enjeux climatiques, entre autres. Ils comptent ratifier très rapidement le protocole de Kyoto, « lâchant » les États-Unis, désormais seul pays réfractaire.

Écologie
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