Mangareva (archipel des Gambier)

Bernard Langlois  • 8 novembre 2007 abonné·es

L’ATR 72-500 d’Air Tahiti se pose en douceur sur l’étroite langue de béton, déroulée à même le motu (îlot) Totegegie, tout en longueur, qui jouxte la barrière de corail. D’un côté l’océan, le lagon de l’autre. Un simple faré rond fait office d’aérogare. À quai, la vedette municipale attend les voyageurs pour les conduire, en trois quarts d’heure de navigation au travers du lagon, à Rikitea, le port et le bourg de Mangareva, principale île de l’archipel. Dans une semaine, elle fera le trajet inverse : hors saison, un seul avion par semaine relie l’archipel à Tahiti (deux en saison pleine).

Le bout du monde. L’archipel des Gambier, vestige d’un gigantesque volcan effondré, est constitué d’une demi-douzaine d’îles hautes quasi désertes, Mangareva exceptée (1 200 habitants environ). Le lagon forme une sorte de losange de 80 km de tour, dont la couronne de corail, immergée au sud, est réputée dangereuse. Quelques motus déserts (sable et cocotiers) parsèment de loin en loin le bord intérieur de la barrière. Des cinq archipels et 118 îles qui constituent la Polynésie française, les Gambier sont le point le plus éloigné de Papeete : 1 700 km au sud-est, cinq heures de trajet, y compris l’escale de Tureia (300 habitants), un atoll des Tuamotu. Et une heure de décalage horaire (on réalise mal, de Paris, comme est étendue notre possession polynésienne : du point le plus au nord, aux Marquises, à cet archipel des Gambier au sud, c’est quelque chose comme la distance Stockholm-Istambul… Et pour aller d’un point à un autre, il faut souvent repasser par Papeete ! En près d’un mois de périple [départ de et retour à Limoges], nous avons avalé [^2] quelque 50 000 km, atterri et décollé 28 fois, et passé environ une semaine dans les avions et les aéroports. Il était temps de rentrer se reposer un peu !).

Mangareva, donc. Vu l’éloignement, et malgré la splendeur des lieux, le tourisme est encore ici à l’état embryonnaire : trois pensions de famille (une dizaine de lits chacune), trois ou quatre épiceries-bazars, un resto rudimentaire. Ravitaillement par cargo une fois par mois, et c’est peu dire que « la goélette » est attendue (elle est passée durant notre séjour : déchargement-chargement, pendant 24 heures, toute l’activité de l’île est alors concentrée sur le port). C’est un peu cet isolement qui nous a fait choisir l’endroit, de préférence à Bora Bora, par exemple, où affluent les touristes, américains ou australiens, entre autres.

Ça, et une autre raison qu’on va dire…

La manne nucléaire

Vous n’êtes pas sans savoir que l’État français s’est naguère livré à quelques expériences amusantes dans ses lointaines possessions du Pacifique, qui ne l’étaient pas du tout (pacifiques, les expériences). Récemment encore, en 1995, à peine élu, le président Chirac crut bon de remettre le couvert pour quelques essais nucléaires souterrains ultimes (six) qui provoquèrent une houle de colère à Tahiti même et dans le monde entier ­ surtout dans les régions australes, les plus directement concernées.

Bien. Ces temps pétaradants sont désormais derrière nous. Le CEP (Centre d’expérimentation du Pacifique) appartient à l’Histoire et à ses poubelles, le démantèlement de ses installations est pratiquement achevé.

Restent les deux atolls maudits et toujours interdits d’accès dans le sud des Tuamotu : Moruroa [^3].) et Fangataufa, où furent effectués les tirs, d’abord dans l’atmosphère entre 1966 et 1974 (46 essais, dont 4 sur barge, les plus polluants), puis en sous-sol, dans le récif de corail (qui ne s’en remettra probablement jamais) entre 1975 et 1996 (147 tirs). La plus grande opacité et le secret Défense ont toujours entouré ces expériences nécessaires (paraît-il) à la grandeur de la France ; et de fort généreuses subventions, sur l’usage desquelles on ne s’est jamais montré trop regardant, se sont déversées sur le Territoire ­ contribuant puissamment à rassurer les politiciens locaux qui auraient pu nourrir quelques doutes sur l’innocuité du bazar, rapport à la santé des populations soumises à leur juridiction, va savoir ! Les retombées n’étaient pas toutes atomiques, et la manne nucléaire, comme on disait, a notamment bien nourri Mangareva, qui se trouve être l’île natale de celui qui fut longtemps l’indéboulonnable « patron » de la Polynésie française (le faré familial des Flosse est toujours debout, visible de l’unique route circulaire : humble masure, qui rappelle au passant les origines modestes de ce cher Gaston…)

Comme dit cet expat’ français croisé au cours du voyage : « On les a gavés… ! » [^4]

Deux bubons

Car Mangareva a aussi comme caractéristique d’être l’île utile (avec son motu Totegegie) la plus proche au sud de la zone des tirs (400 km quand même) et d’avoir à ce titre été choisie pour recevoir quelques installations excentrées du CEP.

S’il ne reste plus, sur Totegegie, que la piste d’aviation déjà évoquée, bien d’autres bâtiments techniques, scientifiques et militaires ont un temps occupé la langue de sable et de roc, tous démantelés depuis ; une unité de la légion y eut même ses quartiers. Quant à Rikitea (où une boîte de nuit aujourd’hui disparue accueillait, paraît-il, les p’tits gars au képi blanc les soirs de goguette), elle disposait d’une station du Laboratoire de géophysique, avec son appareillage de relevés sismographiques et sa station météo. C’était hier. Ne subsistent aujourd’hui que deux bubons, deux pustules, dont l’examen comparé est édifiant (voir photos ci-contre) : ce long hangar de tôle ondulée, assez banal, situé en plein bourg et où la commune entrepose aujourd’hui du matériel divers, était autrefois un abri antiatomique destiné à la population de l’île et de l’archipel en général, voire d’atolls des Tuamotu voisins : lorsqu’on procédait à un tir aérien à Moruroa, et selon les risques de retombées, les populations pouvaient être confinées dans ce hangar pendant plusieurs jours ; voyez maintenant ce solide bunker de béton et d’acier, robuste, rassurant et qu’on dirait flambant neuf, situé à l’autre bout de l’île, au lieu-dit Taku, dont les murs font, paraît-il, un mètre d’épaisseur : s’y abritaient les militaires, officiels, civils de quelque importance. Quarante ans se sont écoulés, depuis ces années-là, où les vents parfois rabattaient les particules mauvaises sur les terres et l’eau du lagon, et il reste assez peu d’habitants qui eurent, adultes, à s’enfermer dans le hangar ; mais on trouve encore ceux qui se souviennent y être allés enfants.

Le hangar du vulgum et le bunker des « zélites » : même si la population ici n’est guère vindicative, que tout cela est déjà bien ancien, on sent à quelques réflexions douces-amères qu’elle n’a pas vraiment digéré cette différence de traitement.

Le petit curé

Ce n’est donc pas tout à fait par hasard qu’on est venu de si loin se perdre ici : on le doit aux conseils d’un drôle de petit bonhomme, prêtre catholique dans sa jeunesse et aujourd’hui militant infatigable de la cause des victimes du programme militaire nucléaire français.

Laissez-moi vous présenter Bruno Barrillot, avec qui le rendez-vous était fixé avant notre départ, et que nous avons rencontré à plusieurs reprises : dans la grande et belle île de Moorea d’abord, à un quart d’heure de vol de Tahiti, où il nous a servi de guide [^5] ; puis quelques jours après dans son bureau de Papeete, siège de Moruroa e tatou (Moruroa et nous) abrité dans un local de l’église évangélique (protestante). Celui que j’appelle « le petit curé » va sur ses 70 ans. Il fut longtemps l’aumônier de la jeunesse agricole chrétienne (MRJC) dans les années 1960, avant de demander une nouvelle affectation. On lui offre une paroisse, il fait la grimace ( « Je ne me voyais pas en distributeur de baptêmes et de confessions… » ) et reçoit l’accord de son évêque pour reprendre des études scientifiques qui vont l’inciter à se pencher sur les questions militaires, stratégiques, nucléaires. La France du début des septantes est en plein débat sur l’opportunité de poursuivre ou non les essais dans le Pacifique (on se souvient de l’expédition à Moruroa des Bollardière, Toulat, Brice Lalonde et autres, comme un peu plus tard de la démission forcée de Servan-Schreiber de son poste de ministre pour avoir critiqué la politique nucléaire de la France). Barrillot se passionne et s’engage à fond dans le débat ; il voudrait bien que son Église se mouille un peu : elle tortille de la soutane. Alors le petit curé s’éloigne sans bruit, sans esclandre ( « Je n’ai même pas demandé ma réduction à l’état laïc » ), et fonde, avec quelques autres, en 1984, le CDRPC (Centre de documentation et de recherche sur la paix et les conflits)
[^6], qui créera lui-même en son sein l’Observatoire des transferts d’armements (1994) et l’Observatoire des armes nucléaires françaises (2000). Le militant passionné devient en quelques années un expert incontournable, acharné à soulever la lourde chape de silences et de mensonges qui pèse sur l’histoire de la bombe française, que ce soit dans sa période saharienne ou, plus tard, dans le « paradis » polynésien.

Il cherche, fouine, tarabuste les pouvoirs publics, recueille les témoignages, dresse la liste des victimes probables (décès prématurés, cancers suspects, maladies diverses, handicaps de toutes sortes, cas de cécité, de stérilité, etc.), tant civiles que militaires, témoigne, écrit, négocie, manifeste, revendique… Expert du Coscen (Conseil d’orientation pour le suivi des conséquences des essais nucléaires, qui dépend du ministère de la Santé du Territoire), conseiller d’Oscar Temaru, l’actuel président (indépendantiste) de la Polynésie française, également consulté par le gouvernement algérien pour le volet saharien du dossier nucléaire militaire français, Bruno Barrillot est devenu incontournable. Il n’en tire aucune gloriole, modeste petit curé comme devant, qui commence à sentir le poids des ans : « Je suis surtout occupé maintenant à me former des successeurs sur place, qui pourront poursuivre le boulot. »

Car il en reste, du boulot, et ce n’est pas demain que sera refermé le dossier des victimes et des dégâts de l’aventure de la bombe française. Tenez, à peine rentré chez moi, en « une » du quotidien local ( La Montagne , 31 octobre) : « Irradié. Ancien plongeur à Mururoa entre 1986 et 1997. Atteint d’une leucémie, il demande plus juste réparation. »

Soyons clairs : je ne suis pas en train d’essayer de vous faire croire que je suis venu à Tahiti dans le seul but d’étudier la question du nucléaire militaire, de visiter de vieux bunkers et de suivre les leçons éclairées de Bruno Barrillot ! Non, j’avoue : c’étaient bien des vacances, à la découverte de ces confettis d’empire dispersés sur un espace grand comme l’Europe, où je n’avais jamais mis les pieds. Je confirme : c’est beau.

Et puis : « Veux-tu que je te dise, gémir n’est pas de mise… aux Marquises ! »

[^2]: Ce « nous » n’est pas de majesté : nous étions quatre pour ce voyage, mon épouse et moi, et un couple d’amis.

[^3]: Rebaptisé comme on sait « Mururoa » par les militaires (pour éviter la confusion avec Moorea, paraît-il

[^4]: Et ce n’est pas sans conséquences sur la mentalité d’une population qui consomme à tire-larigot ! La prospérité de l’île est assurée par l’industrie perlière, qui s’est développée au détriment de l’agriculture et de la pêche ; même l’unique boulanger a fermé boutique pour ouvrir une ferme-perlière (et le pain est livré tous les mois, surgelé, par la « goélette ») !

[^5]: C’est à Moorea qu’a été prise la photo ci-contre, au pied du Belvédère, qui surplombe les deux magnifiques baies de Cook et d’Opunohu.

[^6]: CDRPC, 187, montée de Choulans, 69005 Lyon, 04 78 36 36 83, . Parmi les publications du Centre, on trouve plusieurs essais de Bruno Barrillot, dont l’Héritage de la bombe, Sahara-Polynésie, 1960-2002 (2005), et les Irradiés de la République, les victimes des essais nucléaires français prennent la parole (coédition avec Complexe et le Grip, 2003). Voir aussi : de Pieter de Vries et Hans Seur, Moruroa et nous, expériences des Polynésiens au cours des 30 années d’essais nucléaires dans le Pacifique Sud (1997).

Edito Bernard Langlois
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