Portraits crashés

Avec « Paysages manufacturés », Jennifer Baichwal interroge l’esthétique des photos de nature saccagée que présente Edward Burtynsky.

Patrick Piro  • 29 novembre 2007 abonné·es

Décharges fumantes à l’aube, camaïeu de compressions de voitures, carrières cubistes ou spirales, proues de navire aux regards de masques africains… Aux premières images, on se prend à supposer que la réalisatrice nous concocte un panégyrique de l’oeuvre d’Edward Burtynsky. Jennifer Baichwal a planté sa caméra dans le dos du photographe canadien, internationalement renommé pour ses spectaculaires clichés de paysages industriels. Là, il pérégrine en Chine, «~probablement l’ultime convive~» de la gigue frénétique des matériaux, des machines, des camions et des routes, direction le gosier des consommateurs du monde entier. Démesure garantie, préfiguration de la surchauffe finale. Oui, mais voilà, Jennifer Baichwal n’est pas là pour faire le making of des futures expositions, elle a son mot à dire, et son Paysages manufacturés le fait avec une grande richesse de langage.

Edward Burtynsky réalise d’immenses tirages très léchés. La caméra plonge à l’intérieur, comme les visiteurs des galeries savamment éclairées. Le photographe tient des conférences où il livre sans ambages sa critique des éventrations de la nature, réponses à part pour des questions que ses photos esthétisantes éludent généralement, mais que Jennifer Baichwal pose. Quand la caméra tourne, les tableaux argentiques, apprêtés dans des lumières sublimes et des cadres au millimètre, perdent de leur superbe. L’esthétique, qui jouait comme un refuge, devient ambiguë. Le «~beau~» bascule. Mises en mouvement, les arabesques autoroutières ou les montagnes de pneus impressionnistes ne sont jamais désirables. Ça pue les vapeurs de cadmium, la mort des cours d’eau, la pestilence des projets démentiels. Reste une frénésie mécaniste, vide de sens. On soude des pétroliers en Chine, on les dessoude à Chittagong, au Bangladesh. Les formes passent, la matière perdure. D’un chantier à l’autre, les humains apparaissent les jouets de programmes aveugles~: ouvrier affecté à la construction du monstrueux barrage des Trois-Gorges sur le Yang-tseu-kiang, ou habitant d’une des treize villes promises à la submersion, payé «~à la brique~» pour en détruire les maisons.

Le documentaire de Jennifer Baichwal est bien une oeuvre cinématographique aboutie, un propos d’auteur construit. Et doté d’une esthétique propre. La réalisatrice, servie par un montage soigné, varie les rythmes, les plans, les couleurs, pour se jouer avec élégance de la statique des photos de Burtynsky, qui ne l’encombre jamais. Et ne se prive pas de prendre ses distances. Souvent sans avoir l’air d’y toucher, et parfois avec une certaine ironie, comme dans cette scène où, à contre-emploi, Jennifer Baichwal illustre par un photomontage une négociation serrée entre le photographe et le directeur d’un hallucinant site charbonnier. «~Il nous faut une photo , plaide l’assistant de Burtynsky. À travers son objectif, à travers ses yeux, ça paraîtra magnifique.~»

Culture
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