Yiddish comics

L’exposition « De Superman au Chat du rabbin », à Paris,
retrace l’épopée juive de la bande dessinée à travers l’Ancien
et le Nouveau Monde. Foisonnant et passionnant.

Marion Dumand  • 22 novembre 2007 abonné·es

L’homme vole par-dessus la ligne Maginot, chope Hitler par le colback, le soulève d’un poing et gronde : « J’aimerais te foutre un coup absolument non-aryen dans la mâchoire ! » Mais le temps presse. En plus du Führer, il lui faut également livrer Staline à la Société des Nations ! Une sacrée mission, qu’il exécute en cape et collants, un S majuscule barrant son poitrail moulé, la mèche négligemment gominée. Ironie d’une impression médiocre, le voilà vêtu de rouge et brun. On est en 1940, Superman va sur ses 2 ans. Le fils chéri de l’Amérique a pour pères Jerry Siegel et Joe Shuster, jeunes Juifs new-yorkais.

Cette planche est l’une des stars de l’exposition élaborée par le Musée d’art et d’histoire du judaïsme à Paris, « De Superman au Chat du rabbin, bande dessinée et mémoires juives »
[^2]. Ambitieux, le propos est double : il s’agit, explique la commissaire d’exposition, Anne-Hélène Hoog, de montrer le « rôle majeur de nombreux artistes et auteurs juifs dans l’évolution de la bande dessinée et du roman graphique aux États-Unis et en Europe » ainsi que « la part croissante du phénomène de réinterprétation du passé et de construction des mémoires contemporaines dans ce champ de création » .

Quel boulot ! Cinq ans ont été nécessaires pour trouver les 230 documents, qui reconstituent près d’un siècle de création entre États-Unis et Europe, en passant par Israël. L’ensemble impressionne autant par l’intérêt des oeuvres que par la multiplicité des supports, des matériaux. Croquis préparatoires, planches originales, albums publiés, mais aussi magazines aux unes reluisantes ou journaux aux feuilles jaunies… Le tout, dans un espace tortueux et réduit. De quoi avoir le tournis (et se sentir un peu à l’étroit). Heureusement, le parcours chronologique permet au visiteur de trouver ses repères. Deux regards complémentaires sont proposés : ces bandes dessinées relèvent à la fois du neuvième art et du témoignage sociologique. Dans les deux cas, la transmission et l’innovation sont traquées, désignées.

Prenons l’exemple des cartoons yiddish. Forte d’une tradition de presse et de caricature, la culture yiddish ignore pourtant les comic strips (historiettes d’une case ou d’une bande) à l’anglo-saxonne. Au début du XXe siècle, l’immigration juive aux États-Unis permet la rencontre de ces deux éléments~: le comic strip yiddish était né, d’abord dans la presse et la langue communautaires, puis nationales. « Le biais de la narration visuelle, écrit le spécialiste Edward Portnoy, permettait d’aborder de nombreux aspects essentiels de l’existence des immigrants juifs » , écartelés entre Ancien et Nouveau monde. Portant chapeau haut de forme et barbe longue, Gimpl brandit le drapeau étoilé lorsque les États-Unis entrent en guerre en 1917. En guêtres, canotier et costume rayé, le rondouillard Abie The Agent préfère débattre de la Première Guerre mondiale plutôt que de retrouver sa fiancée. Mais tous les deux sont aussi marqués par leur condition d’étranger : le premier cafouille au base-ball, le second trimballe un accent carabiné.

Pseudo et superhéros, tel sera le credo de la seconde génération. L’heure est aux Superman, Batman et autres Captain America, créés par de jeunes dessinateurs juifs. Ils délaissent leurs origines pour se mettre à la page américaine, se faire porte-parole d’une nation. « Les superhéros compensent une double fragilisation, écrit Anne-Hélène Hoog : celle des individus peinant à surmonter, d’une part, la précarité engendrée par la crise de 1929 et la criminalité croissante […] , d’autre part, l’ébranlement de la démocratie par la montée du fascisme et du national-socialisme en Europe. » Parmi ces nouveaux talents, Will Eisner joue un rôle à part, de pivot. Créateur du Spirit en 1940, il a réalisé sept ans plus tôt The Forgotten Ghetto , où est évoqué le quotidien d’un quartier juif et populaire de New York. Serait-ce la première ébauche d’une oeuvre majeure, sur le même thème, qui débute en 1978 avec Un pacte avec Dieu ? L’espace exigu des cases éclate, la page devient un tout, le trait se fait expressionniste. Se jugeant trahi par Dieu, un croyant marche sans se soucier de la pluie : les lignes verticales créent un espace où tout dégouline, où tout suinte le désespoir. Avec génie, mêlant souvenirs et fiction, Will Eisner restitue l’univers des immigrés juifs d’avant-guerre.

Car, entre-temps, la Seconde Guerre mondiale a eu lieu. Outre-atlantique, la Shoah bouleverse les coeurs et les plumes. Elle n’est pas (encore) un sujet : elle aiguillonne la vigilance en terre américaine. L’ironie veille au grain. En 1949, Al Capp invente une bien étrange bestiole. Imaginez une tortue toute en rondeurs. En guise de carapace, une cible à même la peau. Un sympathique bouc émissaire dont le nom, le Kigmy, est sans équivoque : « Kick me » signifie « tape-moi ». Fondé par un auteur juif, le légendaire magazine* MAD se choisit comme symbole la tête d’un enfant benêt et souriant, tiré d’une propagande nazie… Jusqu’aux superhéros qui manifestent discrètement leur attachement à la culture juive. En 1955, pour la première fois, la Shoah est mise en scène : dans Master of Race , Bernard Krigstein et Al Feldstein imaginent la rencontre d’un rescapé des camps et de son bourreau. Le style mêle une ligne grave et des éléments très « américains », entre film noir et bande dessinée d’action. Dix-sept ans après, Art Spiegelman choisit l’autobiographie, devenue fréquente dans le milieu underground, pour évoquer le génocide. D’abord le suicide de sa mère, une rescapée, puis les histoires de ghetto que lui raconte son père pour l’endormir, avant de publier en 1986 son chef-d’oeuvre, Maus . La route était ouverte pour une nouvelle génération
[^3]
. En Amérique et ailleurs.

Car il y a aussi l’ailleurs : France, Israël, Italie, Espagne… Et l’après, voire l’avant. Et tous et toutes. De Crumb à Pratt, de Sfar à Katchor, de Gotlib à Stan Lee… L’exposition se mue parfois en labyrinthe exhaustif et « exhausting » (notamment pour les non-anglophones). Le fil du propos se perd, mais reste toujours, à chaque détour, l’immense plaisir des yeux. Et la possibilité de se plonger dans l’un des albums en accès libre. Quel bonheur de se poser sur un banc et de bouquiner au calme. Avant de repartir à la recherche du Golem et de splendides trésors.

[^2]: Du 17 octobre 2007 au 27 janvier 2008 au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme à Paris. Voir .

[^3]: À noter, la parution d’une bande dessinée retraçant la vie d’un shtetel polonais et sa disparition : la Fille de Mendel, de Gusta Lemelman et Martin Lemelman, traduit de l’anglais et du yiddish par Isabelle Rozenbaumas, éditions Ça et là, 237 p., 21 euros.

Culture
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