Foire du trône

Denis Sieffert  • 20 décembre 2007 abonné·es

En politique, les références ne sont jamais anodines. Dans un petit livre qu’il faut décidément relire, Marx soutenait brillamment la thèse selon laquelle les événements se répètent, non par hasard, mais parce que les grands hommes ont toujours besoin de figures tutélaires puisées dans le passé [^2]. C’est ainsi, disait-il, que Luther a pris le masque de l’apôtre Paul, que les révolutionnaires de 1789 se sont drapés dans le costume de la République romaine, et que ceux de 1848 ont parodié leurs ancêtres de1789. On entend déjà la nuance : les uns utilisent le passé pour magnifier leur action ; les autres ne font que le parodier. Tel Louis-Napoléon Bonaparte poussant l’imitation de son illustre aïeul jusqu’à rétablir le calendrier révolutionnaire, et à fomenter comme lui son coup d’État un « 18 brumaire ». Plus près de nous, de Gaulle et Mitterrand se sont sans doute rêvé en monarques Grand Siècle, et Chirac fut une pâle copie du Général. Pompidou avait un côté « République des Jules », et Giscard était un aristocrate louis-philippard. Mais Sarkozy ? D’où vient-il ? À qui le comparer ? Ses modèles à lui ne sortent pas vraiment des livres d’histoire. Ils émergent plutôt d’un roman-photo, ou d’une série de M~6. Comme ce Bouffon Imperator , tout droit sorti de l’imagination (évidemment débridée) du philosophe Alain Brossat, qui, en guise de bilan de fin d’année, vous conte ses mésaventures plus avant dans ce journal.
[^3].

À Sarkozy, on peut trouver ici ou là quelques ressemblances avec Mac-Mahon ou Badinguet, lequel, comme lui, s’était empressé, sitôt parvenu au pouvoir, de doubler son salaire. Mais il n’est pas sûr que la référence le flatte. Même si le parti de l’Ordre est aussi en quelque sorte son parti. Il se voit plutôt en vedette du petit écran. Riche, faisant immensément parler de lui, àtout propos, et posant pour finir au bras des plus belles femmes. Courtisant hier (dit-on) une journaliste de télévision, plastronnant aujourd’hui avec une chanteuse à la mode, ex-mannequin. Ses modèles seraient plutôt du côté de la famille de Monaco, laquelle a du souci à se faire… Un détail encore. Quand notre Président se montre si ostensiblement en galante compagnie, afin que nul n’en ignore, ce n’est pas dans les jardins de l’Élysée, ni devant quelque vieille demeure rustique, ni dans un musée ; c’est à Disneyland. À la foire du trône, mais version américaine. On notera d’ailleurs en lisant le texte d’Alain Brossat que ni Badinguet ni EuroDisney n’en sont absents. Avant même que l’actuel président de la République choisisse de s’y montrer avec Carla Bruni, le royaume de Mickey avait déjà délégué à l’Élysée une de ses attachées de presse. Il y a donc là, si l’on ose dire, quelque chose de profondément culturel. On cherchait des références. En voilà !

L’épisode Carla Bruni aurait eu toute sa place dans les aventures de Bouffon. Il vient comme en confirmation d’une certaine ressemblance… Mais j’entends déjà certains lecteurs : de quoi nous parle Politis cette semaine ? Eh bien, nous parlons de politique et nous ne parlons que de ça. Comme dans Bouffon Imperator , Alain Brossat nous parle du pouvoir. Un pouvoir qui se donne en spectacle, mais qui, ce faisant, n’est jamais innocent. Il ne s’agit pas seulement, comme on le croit, de faire oublier les rudes images de pauvres matraqués par les CRS un samedi d’hiver sur les quais de la Seine. Ou les promesses non tenues concernant le pouvoir d’achat. Ou le déni de démocratie européen (faute de référendum, les Européens auront eu droit à Lisbonne à un show disneylandesque). Il ne s’agit pas seulement de diversion. C’est plus grave et plus profond que cela. C’est un autre rapport à la politique qui est recherché. Celui par lequel le chaland, qui est un citoyen déchu, est invité à s’identifier à un héros facile, semblable à tout le monde, mais à qui aucune réussite ne résiste ; et à regarder la comédie humaine du pouvoir comme un simple roman-photo. Son vote ne dépendrait ensuite que de la force d’identification. Alain Brossat note très justement que cette relation entre gouvernants et gouvernés est d’essence totalitaire. Car, pendant ce temps-là, la politique passe. Plus violente et plus injuste que jamais. Ce que Marx appelait « la résurrection des morts » ­ autrement dit, les références historiques ­ servait à sacraliser la politique. Lamédiatisation du pouvoir perçu comme une aventure personnelle dépolitise et tétanise.

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[^2]: Le 18-Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte.

[^3]: Le texte d’Alain Brossat fera l’objet d’une publication aux Nouvelles éditions Lignes, le18 janvier.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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