« Le totalitarisme, c’est BHL ! »

Avec le journaliste Richard Labévière,
le philosophe Bruno Jeanmart* démonte minutieuse-ment, dans un petit livre remarquable,
la « mécanique BHL ».

Marjolaine Normier  • 13 décembre 2007 abonné·es

Vous dites de Bernard-Henri Lévy qu’il est un sophiste et non un philosophe. Pouvez-vous nous dire pourquoi ?

Bruno Jeanmart : C’est évidemment en référence à Platon, qui, à son époque, a lutté contre de prétendus philosophes qui étaient en fait des hommes de pouvoir qui voulaient instrumentaliser la parole pour manipuler l’opinion. De même, Bernard-Henri Lévy se situe en dehors de la philosophie. Il confond les concepts et les choses, et ne problématise rien. Il formule des réponses massives, manichéennes, sur le monde et ce qu’il devrait être. Il y a les bons et les méchants, les justes et les injustes. Ce qui est dramatique, c’est que ce type de discours réifie tout et se substitue à la vraie pensée. On est dans un système idéologique, et non plus dans une réflexion critique. Si on partage le monde en deux, comme dans une sorte de Yalta moral, on ne fait qu’aviver toutes les simplifications les plus dangereuses et parfois les plus caricaturales, comme cette notion de « fascislamisme » , visant à télescoper des registres sémantiques différents et des réalités historiques hétérogènes. Ce qui est inquiétant, c’est que, pendant des années, les intellectuels et les philosophes n’ont pas répondu à cette rhétorique moralisatrice et bêtifiante. Ils ont eu tort, car ils ont ainsi contribué à stériliser le débat démocratique en France. La philosophie doit toujours répondre à ce qui la menace, et à ce qui pervertit ses exigences éthiques et politiques. Laisser faire, c’est, à terme, empêcher tout remaniement de la pensée politique, toute discussion, tout débat.

Vous montrez comment BHL réduit Marx au marxisme et le marxisme au goulag. Pourquoi trouvez-vous que ce cheminement n’est pas recevable ?

Cet homme défend le néolibéralisme, qui sert évidemment les intérêts des médias et de la grande édition. Or, Marx est la cible privilégiée de tout ce courant néoréactionnaire, qui identifie dévotement Marx et le goulag. D’une part, il y a Marx. C’est-à-dire quelqu’un qui a problématisé des notions comme le travail, la plus-value, l’idéologie, bref des notions fondamentales qui nous permettent encore de comprendre le monde contemporain. Et puis il y a, d’autre part, le marxisme, qui est l’idéologie à partir de laquelle certains ont prétendu répondre au malaise du monde avec Marx, enfermant ainsi sa pensée dans un système clos, en en faisant du coup un véritable catéchisme. Mais ce qui est vrai de Marx le serait tout autant pour Lacan et la psychanalyse, ou encore la science et le scientisme.

Ici, on est dans la réponse, on n’est plus dans la problématique. Bernard-Henri Lévy confond donc philosophie et idéologie. Il verse dans un prêchi-prêcha moraliste qui ne renvoie qu’à une pure stratégie personnelle d’influence et de pouvoir. Et, du coup, certains mots comme goulag, totalitarisme, sont fétichisés, fonctionnant sur un mode incantatoire et magique.

Selon vous, quel but poursuit-il ?

Occuper une fonction préalablement déterminée. Les médias ont besoin de bouffons. Ce n’est pas Bernard-Henri Lévy qui est problématique, mais bien la fonction qu’il occupe. Ses propos correspondent exactement à ce qu’attendent les médias et l’idéologie consensuelle dans laquelle on circule aujourd’hui. Ils attendent que le bouffon dise tout et n’importe quoi sur tout. Ainsi, la semaine dernière, sur France 3, Bernard-Henri Lévy était invité à un débat sur la résistance dans le Vercors. D’où vient cette légitimité ? Uniquement des médias, qui l’ont créée de toutes pièces. Bernard-Henri Lévy est un produit médiatique. On est bel et bien à l’heure du mannequinat intellectuel. La fonction qu’il occupe sert l’idéologie néolibérale, qui trouve en ces nouveaux bouffons de quoi dévoyer le débat démocratique en façonnant une opinion publique docile et consensuelle.

En quoi la « nouvelle philosophie » s’apparente-t-elle à une marchandise ?

Ce qui est véritablement aberrant, c’est que notre homme peut avoir à la fois une chronique dans le Point , faire la une du Nouvel Obs , dire la même chose dans Libé ou dans le Monde , comme si aucune contradiction, aucune opposition, ne devait exister face à cette formidable marchandisation consensuelle… Bernard-Henri Lévy est devenu l’égérie de tous ces médias qui ne sont que de simples réseaux de communication. Tous disent la même chose et diffusent le moralisme BCBG de Bernard-Henri Lévy et de ses amis. Nous sommes dans une logique où toute dialectique disparaît. Or, la dialectique, comme le laissait déjà entendre Platon, c’est la pensée en acte… La marchandise a remplacé l’intelligence critique.

Il a pourtant placé le « totalitarisme » au centre de ses réflexions…

Le terme de totalitarisme, il ne l’analyse jamais. Il ne fait aucune analyse conceptuelle de cette notion, qui a pourtant en philosophie une histoire extrêmement riche. Le fait totalitaire n’est pas une chose en soi, une essence, comme ne cesse de le prétendre notre nouveau philosophe, c’est toujours une logique qui vise à exclure toutes les formes d’opposition et d’altérité. Le système que vend Bernard-Henri Lévy et que ce petit livre tente de déchiffrer n’est sans doute pas exempt d’un tel risque, même sous les apparences respectables que lui confèrent paillettes mondaines et plateau-télé. Et là, il y a un risque. Au nom d’un consensus moral et stérilisant, cet homme est le symptôme le plus visible d’un véritable affaiblissement des exigences propres à la démocratie et à son esprit. Ce sont de tels hommes qui sont les vrais fossoyeurs de la gauche française. Le totalitarisme, c’est lui !

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