Des squats aux salles obscures

Répression et mobilisation ont rendu inévitable l’émergence du clandestin dans la production culturelle. Le voilà héros malheureux de films ou de séries télévisées…

Marion Dumand  • 4 janvier 2008 abonné·es

Devinette. Laquelle de ces deux jeunes femmes sans papiers existe réellement ? Marocaine, en France depuis cinq ans, Fatima est élève de terminale lorsqu’elle est placée en centre de rétention puis expulsée. Lili, originaire du Nigeria, en France depuis dix ans, « a mené une vie heureuse jusqu’à Noël dernier, date à laquelle son père, sans papiers, s’est fait expulser. [Il] s’est fait arrêter alors qu’il sortait lui acheter un cadeau. » Solution. Fatima a bel et bien été jetée hors de France, comme le dénoncent les affiches « Et cette France-là, vous l’aimez ? », à télécharger librement et à placarder un peu partout. Quant à Lili, elle apparaît régulièrement dans Plus belle la vie, le feuilleton à succès créé et diffusé par France 3. Hommes et femmes invisibles, les sans-papiers commencent à avoir une gueule, une histoire qui, après des années de combat, quitte les seuls cercles militants pour toucher le grand public. Ému, l’Hexagone ? Rentables, les sans-papiers ? Un peu des deux, mon général.

Illustration - Des squats aux salles obscures

Julien/AFP

Des squats aux salles obscures, les sans-papiers n’en peuvent plus de sortir de l’ombre. Quatre millions de Français ont ri des mésaventures de Chouchou, travesti et sans-papiers algérien, dans la comédie éponyme ! Pour la première fois, en 2003, un héros pouvait être clandestin et populaire. Condition du succès : happy end obligatoire et bons samaritains gaulois. La même recette s’applique aussi aux seconds rôles. Une patronne sauve sa nounou en se pacsant avec elle dans Comme t’y es belle. Tandis que l’avocate Carole Bouquet plaide avec pas de danse et succès pour ses ouvriers illégaux dans Travaux. Ces films ont fait respectivement un million et 500 000 entrées.

Les chaînes de télévision ne sont pas en reste. Violenté par une bande de l’Est, un môme roumain a été aidé quatre fois en prime time, entre 2003 et 2007, grâce aux rediffusions de TF 1. En 2008, il sera citoyen européen. Aura-t-il encore à ses côtés Joséphine, ange gardien, qu’incarne Mimi Mathy, la femme préférée des Français selon le traditionnel sondage de fin d’année publié par le Journal du dimanche ? En 2005, France 2 préfère porter au petit écran un scénario d’Azouz Begag, alors ministre délégué à la Promotion de l’égalité des chances. Mais attention, prévient la chaîne, le Voyage de Louisa n’entend pas « traiter le thème des clandestins sous l’angle du fait de société » … On est loin de la présentation faite par Arte du film Inguélézi en novembre 2007 : « Adapté d’un fait divers, ce film ne se borne pas à dénoncer les politiques d’immigration pratiquées par l’Union européenne »

Côté pile, la sensibilisation fait son chemin. Le public touché ne se compte plus en milliers, comme avaient pu le faire la Faute à Voltaire (2000), Wesh wesh qu’est ce qui se passe ? (2001), Africa Paradis (2007), la Blessure (2006), pour ne citer qu’eux. Côté face, la réalité y laisse des plumes. Prenons comme exemple le téléfilm Maman est folle, produit et diffusé par France 3, qui a réuni trois millions de téléspectateurs le 22 novembre 2007. Isabelle Carré y interprète une mère de famille prenant fait et cause pour un réfugié irakien, au risque d’être mise au ban. « Contrairement à ce que le téléfilm […] va montrer de Calais, la vie des réfugiés n’est pas aussi “idyllique”, si on peut oser le dire, note le comité interluttes de Calais. La vue humanitaire de la réalité a empêché le producteur de montrer la répression policière constante, les destructions de squats, la propagande gouvernementale et les nombreuses illégalités commises par la police pour réaliser le chiffre demandé. »

Rare en effet est la mise en cause d’un système entier, dévolu à la chasse aux sans-papiers. Même les policiers sont sujets aux états d’âme. Dans la série de M6, les Bleus, une jeune policière décide d’aider une famille de sans-papiers qui risque d’être expulsée de son hôtel… « Je ne comprends pas comment tu peux à la fois croire à des valeurs, des idéaux qui te poussent à ramener un sans-papiers chez nous, et exercer un métier qui te contraint à faire respecter des lois parfois injustes » , interroge l’amoureux d’un flic, sur le blog que sont censés tenir les héros de Plus belle la vie. Mais ne prenons pas les gens pour des crétins. « L’histoire de Galy et Juliette [un clandestin tchadien et une Française] montre bien que la France est “dégueulasse” (sic) avec les sans-papiers ! » , s’émeut une fan du même feuilleton.

La marge est grande cependant entre s’émouvoir d’un feuilleton, comprendre un système et agir. « Il faut communiquer au maximum » , explique Brigitte Wieser, fondatrice de RESF Paris, pour qui la sensibilisation porte peu à peu ses fruits. Mais elle n’est qu’une étape. « Lorsqu’il y a un peu plus d’un an la police commence à intervenir aux abords des écoles afin d’y interpeller des sans-papiers, David Chauvel et moi sommes choqués, se souvient Alfred, également à l’origine de la BD collective Paroles sans papiers. Et c’est là qu’on s’aperçoit, bêtement, que depuis des années qu’on nous parle de sans-papiers dans les médias, nous ne savons pas forcément très bien qui ils sont, et pourquoi, et comment… » Alfred et David Chauvel réunissent alors onze bédéistes de talent (José Munoz, Gipi, etc.), un éditeur de taille (Delcourt), une star (Emmanuelle Béart), des associations (Cimade, Gisti, Migreurop, RESF). Et voilà des témoignages de sans-papiers qui font un carton en librairie : 13 000 exemplaires vendus en deux mois et de nouveaux tirages prévus pour 2008 !

Il reste du boulot. Comme l’a découvert Martine Vuaillat, militante à RESF Lyon, interdite de visite au centre de rétention Saint-Exupéry. Son crime ? Y avoir apporté un livre « trop subversif » ! Il faut dire qu’ Au panier ! raconte l’arrestation d’un méchant clandestin venu de l’Est, le soleil… Et qu’il est conseillé dès l’âge de 5 ans. Depuis, les éditions du Rouergue envoient gratuitement des bouquins au centre. Gageons que ces lectures profitent aussi aux matons.

Paroles sans papiers , album collectif sous la direction d’Alfred et David Chauvel, Delcourt, 72 p., 14,95 euros.

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